Sic transit gloria sylvae.
Monde qui n'en finit pas d'en finir puis s'en va par grands pans tels certains glaciers dans la débâcle des changements climatiques, l'Estonie des forêts se délite aux vents chauds d'un étranger qu'elle ne sait plus tenir à distance et qui lui impose un modèle nouveau : agricole, féodal, religieux, germanophone. Le bilinguisme complexe des premiers habitants les mettait en relation tant avec leurs semblables qu'avec ces serpents dont la langue, rudement enseignée, commandait à bien des animaux. Il se voit remplacé par le monolinguisme moderne de Babel, où le vaincu s'entiche du parlé et des coutumes du vainqueur, et où il est devenu impossible, dans la fascination de ces technologies modernes qui remplacent la facilité de la vie sylvestre par les peines du labourage, la joie des rôtis d'élan par l'insipidité du pain, impossible, donc, oui, de comprendre la simplicité et l'unité de l'ancien monde, hommes et nature.
Leemet raconte. C'est le dernier de ce monde, le dernier à savoir la langue des serpents. Il raconte comment disparaissent, happées par le temps long de l'oubli et les hauts lieux de sommeil, les formes du monde ancien, peu à peu remplacées par celle d'une société absurde, fondée entièrement sur la vénération du moderne et la croyance aveugle en ces fariboles auxquelles les gens de forêts ne crurent que dans leur dernière décadence : esprits et génies, autant dire Jésus-Christs et Dei in excelsis. Leemet, délicieux jusque dans sa férocité, va sur un chemin de désespérance au long duquel son savoir du réel des forêts ne se laissera jamais recouvrir des sottises du monde nouveau. Le style est limpide et la satire mordante autant que diverse est l'imagination - quelque chose du Kalevala, parfois, voire de Pratchett. On rit beaucoup, pas uniquement de la bêtise définitive de bien des protagonistes, fiers de leur oubli des anciens savoirs, mais aussi de certaines inventions fantasques, succulentes de cohérences invraisemblables, significatives toujours. Mais "L'homme qui savait la langue des serpents" n'est pas un roman joyeux, que non. La fin d'un monde, qui ne l'est que bien rarement, engendre ici des affects et des critiques plus anti-modernes (au sens de Compagnon) que réactionnaires : le changement est certain, de même que le déclin, le passé n'est pas un paradis, ce qui s'en vient ne l'est pas non plus. Les hommes nouveaux sont sourds désormais à ces anciennes "langues" qui leur donnaient pourtant des clefs d'une vie moins asservie aux modes, plus facile et plus noble. Mais comment cela fut-il possible ? On ne le saura pas. Ici comme chez Tolkien, le temps donne l'impression de ne s'ouvrir que sur l'ère des certitudes bêtes, l'oubli des mondes anciens, et l'emprise dégradante des technologies. Contrairement à Tolkien, pourtant, Kiviräkh ne fournit aucune théologie du mal, nulle théorie de la décadence : fait de nature, inévitable lame de fond dont on ne peut jamais que suivre le mouvement, la déchéance vers un état de puissance et de langage toujours plus éloigné de l'unité qui faisait coïncider l'une et l'autre est inévitable, toute opposition n'entrainant jamais qu'un surcroît de souffrance. Le surhomme n'est pas à venir. Il est dépassé.