Dans cet ouvrage, Albert Camus a pour ambition de saisir une trajectoire, la trajectoire de l'occident, en liant ce qu'il considère comme étant des points clés. Son but est de comprendre comment la civilisation du progrès, des droits de l'homme, en somme la civilisation qui se réclame de l'humanisme le plus noble, a pu paradoxalement finir par engendrer deux guerres mondiales destructrices, et un cynisme d'Etat caractéristique des régimes fascistes et totalitaristes . L'auteur considère que ces événements sont le symptôme de quelque chose de profond dans l’âme Européenne (et plus généralement occidentale) moderne.
Et qu'est-ce que serait cette chose profondément ancrée? Et bien ce serait une forme de désespoir devant l'absurde, le non sens de cette vie. Mais qu'est-ce que le sens? ce serait la quête de l’unité, la nostalgie de la réconciliation de soi vis a vis de soi-même et vis a vis des autres, parce qu'au fond ce qui fait l'essence même de la vie c'est la désunion intrinsèque propre a l'homme,il est contradiction et c'est cela qui fait qu'il est toujours dans cet effort de tension vers une forme d’unité.
Alors dans l'Homme révolté, il s'agit de voir les différents moyens que les hommes en occident ont employé pour arriver a cette fin qu'est l’unité ou la réconciliation. Qu'est-ce que la révolte? C'est la prise de conscience de la nécessité d'une valeur, la prise de conscience de l'irréductibilité d'un sentiment morale en l'homme, qui nous empêche de nier tout ce qui vie, car si l'on nie la vie d'autrui, plus rien ne justifie que la notre ne soi niée également. Mais surtout c'est la prise de conscience de l’unité dans la quête, que finalement partout il n'y a que des hommes qui cherchent, d'ou la maxime camusienne: "Je me révolte donc nous sommes". La révolte est donc une qualité inhérente a tout être humain mais tous n'y réagissent pas de la même manière. Qu'est-ce que le nihilisme? On aime souvent dire que c'est ne croire en rien, mais il me semble personnellement que ce terme peut incarner deux définitions, cette dernière étant la première. Je dirais que la seconde implique que le nihiliste commence par croire que la négation de toute tradition, autorité passée est le ferment nécessaire a l’établissement d'un nouveau monde plus juste sur de nouvelles bases. C'est le projet Nietzschéen par excellence, par-delà le bien et le mal, c'est par-delà la morale chrétienne et son Dieu (Nietzsche affirme constater la mort de Dieu dans l’âme de ses contemporains et donc par voie de conséquence l'illégitimité de la morale chrétienne qui se fondait sur lui), qu'il faut rayer de la carte pour préparer l’édification d'une morale nouvelle. Une fois la tabula rasa (faire table rase) effectuée quel sera cette nouvelle morale? C'est la le nœud du problème car après avoir banni les "faux-dieux", il faut encore vivre avec les hommes et avec eux seulement, en ayant désormais conscience qu'il n'y a plus de barrière, qu'il faut par quelque manière en ériger de nouvelles et que l’humanité est seul sur cette terre, perdue dans l’infinité du cosmos. D’où le "si Dieu n'existe pas, tout est permis" d'Ivan Karamazov, mais ne nous trompons pas, cette phrase est un constat amer et l'oeuvre dense d'Albert Camus, montre a quel point une tel phrase a pu raisonner dans l'inconscient collectif des deux derniers siècles.
Cet oeuvre va en gros des révolutions bourgeoises du XVIIIeme, en passant bien sur par les ambitions de révolutions socialistes du XIXeme, pour en arriver enfin aux totalitarismes et aux fascismes du XXeme siècle. Les révolutions du XVIII, notamment la révolution française, renversent le roi et de ce fait renversent indirectement Dieu, mais laissent cependant suspendus dans le ciel des idées les valeurs morales. Les ambitions de révolution du XIXeme siècle comme le marxisme, renversent quand a elles les valeurs morales en condamnant l'hypocrisie des bourgeois qui prônent ces valeurs mais qui pourtant de fait malmènent le peuple, mais alors que reste-t-il? SI il n'y a plus de valeurs morales suspendues dans le ciel des idées, il faut introduire celles-ci dans l'histoire, l'on passe ainsi d'une conception verticale ou transcendante de l’unité (la réconciliation se fera dans le royaume céleste, dans la cité de Dieu,dans une certaine mesure cette conception est relativement valable en ce qui concerne les révolutionnaires bourgeois car ils ont conservés une morale abâtardie imprégnée de christianisme et restant des lors dans la logique transcendante ), a une conception horizontale ou l’unité devient un but qu'il faut atteindre dans une société utopique (la réconciliation ne peut que se faire sur cette terre dans la société sans classes), en l’occurrence la société communiste (d'ou un aphorisme admirable que vous retrouverez dans le livre: "l'avenir est la seul transcendance des hommes sans Dieu"). L'essentiel du problème se trouve dans la réalisation de l'utopie, au final il s'agit de répondre a la fameuse question: la fin justifie-t-elle les moyens? (les moyens les plus extrêmes étant les révolutions meurtrières et l'autoritarisme de l'Etat, la partie sur Lénine illustre particulièrement bien ces deux moyens). Nous verrons dans cet ouvrage comment en répondant oui a cette questions, des hommes on finit par confondre les moyens avec la fin et par la même a tomber dans le piège du nihilisme au sens de la première définition, car ils auraient oublier les termes de la révolte: "je me révolte donc nous sommes". C'est l’idée que j’évoquais tout a l'heure impliquant que tout être humain (et même tout ce qui vie) a une valeur par le fait même d’être en vie, donc le nier c'est nier le sens même de la vie. Mais alors comment ne pas trahir la révolte? Je vous laisse découvrir cela dans les dernières parties de l'ouvrage ou l'auteur cherche tout ce qui donne du sens, tout ce qui exalte la vie et sa richesse, tout ce qui promeut la volonté de puissance, mais il faut ici comprendre la puissance comme volonté d'accomplissement de soi, comme exploitation de l’énergie vitale propre a l'homme. Il y a également le destin poignant des terroristes russes comme Kaliayev, qui, contraints d'en arriver au meurtre, trouvent tout de même une valeur qui ne trahit pas les termes de la révolte.
Pour conclure je dirais donc que si vous voulez comprendre le monde dans lequel nous vivons désormais, c'est un ouvrage a ne pas manquer, tant il s’intéresse a des points cruciaux que sont les ratés de l'histoire, c'est réellement un ouvrage qui pousse a l’humilité et a la mesure dans la volonté et dans les actions et je ne peux m’empêcher d'y trouver une forme de sagesse orientale qui a souvent manquée dans l’Europe de cet époque. Il y a bien sur des défauts, c'est essentiellement le fait que l'auteur étant un romancier, sacrifie quelque peu la précision et la rigueur nécessaires pour une tel recherche au profit du style et de l’esthétique. Mais il me semble que c'est une faiblesse qui d'un autre point de vue est tout de même une force, car la force du style est cette capacité a marquer par des images fortes et émouvantes, c'est ici le cas de la métaphore filée de Prométhée incarnant tout au long de l'ouvrage la quête de l'occident. Pour finir on peut dire qu'incontestablement c'est un chef d'oeuvre, ne serait-ce qu'au niveau des essais de l'auteur.
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