Au cœur de son incroyable nouvelle L'accomplissement de l'amour – sorte d'histoire où l'amertume tient à ce qu'il existe de l'impossible, où le tragique vient de la réalisation du possible – Musil nous racontait comment une rencontre a pu avoir lieu, et d'ailleurs n'a eu lieu pour aucune autre raison qu'il est possible qu'elle ait lieu.
Disons que L'homme sans qualités pourrait être le même problème mais abordé en 500 fois plus de pages. Il s'agit encore d'établir ce « sens du possible » dont il est question dès les premiers chapitres. La différence en revanche avec sa nouvelle est de taille quoi qu'elle ne tienne pas à l'épaisseur de l'ouvrage, c'est plus précisément dans sa forme littéraire qu'elle se joue.
Pour faire simple L'homme sans qualités est un roman qui essaie de réaliser comme un possible du roman. Si bien qu'on peut dire qu'il s'agit d'un roman sans romanesque, d'une histoire sans récit, d'une étude sans science, d'un héros sans héroïsme, etc.
Déjà stylistiquement on est à des années-lumières de ce que Musil est capable de faire dans ses nouvelles (ou même dans son premier roman). Les métaphores et comparaisons inattendues et poétiques semblent ici, au contraire, toutes très prévisibles et littérales. La puissance narrative comme autre possible toujours en tension dans le scénario est complètement évacué en même temps que la puissance décisionnaire du protagoniste et que les péripéties – il s'agit toujours de lui refuser à la fois le statut de prophète (dire de quoi sera faite l'Histoire) et de héros (acteur ou sujet de l'Histoire). Il ne s'agit tout du long que de conversations au sein de l'aristocratie viennoise sur des affaires de société historiquement très situées (montée du nazisme, nationalisme, l'affaire Moosbrugger – criminel du roman dont le fait divers en creux, innerve chaque réflexion morale des acteurs) ou alors des relations sociales, amoureuses et sexuelles qu'impliquent de telles conversations dans cette société de classe. Concernant l'intrigue, le roman l'aborde toujours par la périphérie, par le détour, il la construit en creux, comme si il la faisait émerger de son absence. Ce qui est au cœur du livre, au contraire, c'est de la théorie, une théorie qui s'incarne certes au travers du personnage d'Ulrich, mais qui ne produit au final que des velléités, ou des ambitions sans effets, si bien que l'on peut dire qu'il ne se passe rien dans L'homme sans qualités. Les personnages étant traités comme des concepts coupés de toute histoire mais la commentant inlassablement, la faisant surgir aux yeux du lecteur à la croisée de leurs réflexions.
On comprend mieux pourquoi on aura pu suspecter l'appellation de roman pour une telle œuvre. Mais encore une fois cela tient à la forme littéraire qu'elle revêt, il ne s'agit pas simplement de dire que c'est un roman sans intrigue. C'est véritablement un romans sans qualités romanesques, au nom duquel il se développe comme le possible d'un roman. Vers quels terrains littéraires le roman ne s'est jamais aventuré ? La philosophie, la science, la théorie, la métaphysique, il s'agirait presque d'un dialogue platonicien de 2500 pages, entrecoupés d'études sociologiques et psychologiques. Et justement la rupture stylistique (ou plus exactement son déplacement) par rapport au Musil des nouvelles et de Törless en est l'ambition littéraire. Déplacement car en réalité il ne s'agit pas pour Musil de se renier, mais d'intégrer dans son style des comparaisons terre-à-terre, des analogies mathématiques, et toute l'avancée scientifique de l'Autriche du début du XXème. Si bien que le livre (on n'ose plus lui donner une autre appellation plus précise) semble être raconté dans la langue du quelconque, de la neutralité et de l'indifférence, du strictement analytique, sans éclair formaliste, sans discussion poétique, sans envol lyrique, rien que des données, des concepts, des faits, des études et des débats.
Essai ou roman ? A la frontière des deux, le livre aura fait circuler l'un dans l'autre et l'autre dans l'un. Qu'une relation incestueuse puisse révéler le sens tragique d'un destin freudien soumis à la moyenne des probabilités mathématiques, au même titre que le mouvement historique d'une aristocratie décadente allant à sa perte dans le nationalisme ; que le mal soit une possibilité déterminée socialement mais pas plus que le succès populaire d'un intellectuel de pacotille ou qu'une action politique sans auteur ait des effets providentiels possibles, ou probables voire réels, mais imprédictibles ; qu'un individu ne soit pas plus musicien que non-musicien, sont les problèmes qu'il s'agit de penser au moyen de ce qui n'est pas, mais pourrait bien, ou aurait pu être.