Milan, petite ville fictive de Géorgie, printemps 1953. Dix ans avant la marche pour les droits civiques, la situation des Afro-Américains s’avère déplorable : violences policières, lynchages, déni de justice, confinement dans des emplois subalternes. Certes, les premiers signes annonciateurs d’un bouleversement de société sont perceptibles : un an plus tard (c’est-à-dire à la fin du récit) un arrêt de la Cour suprême déclarera anticonstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques, à la grande fureur d’une partie importante de la population blanche prompte à mener des expéditions punitives contre les gens de couleur qui multiplient les provocations, en particulier ceux qui ont l’outrecuidance de vouloir habiter en dehors des quartiers qui leur sont réservés. Les classes supérieures se cramponnent à la nostalgie de l'ancienne splendeur des États sudistes, à sa prospérité fondée sur l’esclavage, les blancs pauvres ne veulent pas renoncer à leur misérable pouvoir sur des êtres encore plus mal lotis qu’eux et tous considèrent avec horreur le mélange des races. C’est dans ce contexte explosif que se meuvent les protagonistes de ce roman. La plupart d’entre eux sont liés, de près ou de loin, aux tensions raciales qui secouent le pays. Tous subissent à des degrés divers les affres du mal de vivre : chacun nous laisse entrevoir ses blessures, ses doutes, ses fragilités voire sa culpabilité larvée.
Le premier personnage que nous rencontrons est le pharmacien J.T. Malone. Il vient d’apprendre qu’il est atteint de leucémie à un stade avancé, si bien que les docteurs ne lui donnent guère plus qu’un an à vivre. Son ami le plus proche est le juge Fox Clane, un octogénaire raciste et réactionnaire, miné par la solitude et le souvenir lancinant du suicide de son fils dix-sept ans plus tôt, vivotant dans le regret de sa grandeur passée et sombrant peu à peu dans la folie. Son petit-fils Jester s’oppose de plus en plus souvent à ses positions ségrégationnistes, se situant sans le savoir dans la droite ligne du combat mené par un père qu’il n’a pas connu. Quant à Sherman Pew, jeune noir aux yeux bleus en quête d’identité (il a été abandonné à sa naissance), il est révolté tant par les vexations qu’il subit à titre personnel que par l’injustice structurelle subie par ceux de sa race.
Deux duos se dessinent ainsi chez les principaux personnages : les anciens pour qui les jours sont comptés (les leurs bien sûr mais aussi ceux du modèle qu’ils représentent) et puis les jeunes qui, cherchant à s’émanciper et à faire leurs preuves, contestent plus ou moins violemment ce modèle. Mais si Jester est en quelque sorte le double de Sherman, leur relation n’est pas simple : le jeune noir couve en lui une telle haine, un tel mal-être qu’il éprouve beaucoup de mal à se lier d’amitié avec un blanc. Pourtant, pas mal de choses rapprochent les jeunes gens sans qu’ils ne le sachent vraiment, leurs pères ayant été tous deux mêlés à un drame qui, d’une façon ou d’une autre, les a menés à la mort.
Usant d’un style d’une grande sobriété, l’auteure qui signe ici son tout dernier roman après dix ans de silence nous convie à pénétrer dans l’intimité des personnages, faisant de nous les témoins de leurs faiblesses, de leurs contradictions, de leurs craintes. Son regard, sans rien excuser, ne se montre jamais moralisateur, si bien que même ceux qui nous paraissent antipathiques et qu’il est impossible d’absoudre vu l’horreur de certains faits arrivent parfois à éveiller malgré tout notre pitié. Nous percevons l’effroi qui les étreint au fur et à mesure que le temps passe, emportant inexorablement les vies, les visions du monde. Si l’effondrement final ne fait aucun doute, bien malin celui qui peut mesurer le temps qui lui reste avant de sombrer dans le néant. Et si certains recommandent leur âme à Dieu, d’autres choisissent de semer le chaos ou de défier le pouvoir en place, quel que soit le prix à payer. A moins que, renonçant tant à leurs privilèges qu’à une inutile vengeance, ils ne se décident à devenir les ferments d’un monde meilleur. Sur chacun, Carson McCullers pose un regard à la fois tendre et acéré, nous livrant une chronique du Sud dans les fifties empreinte de justesse et de compassion.