Pour rester dans le thème du titre, je vous propose une analyse crétine
Crétine pour deux raisons.
D'abord parce qu'il semble encore plus vain de parler d'un livre comme L'idiot que, disons, d'un grand classique du cinéma. Les analyses, les critiques sont bien plus nombreuses, plus fouillées, elles ont été imaginées depuis bien plus longtemps et écrites par des gens dont le métier, souvent, était de lire, écrire et réfléchir.
Ensuite parce que, devant un tel constat, et après s'être rendu compte que je ne pourrai jamais, en aucun cas, même sur une échelle réduite au millième, entrer en compétition avec les personnes susnommées, j'ai logiquement décidé de ne faire aucune sorte de recherche de ne proposer qu'une prose résolument anti-savante.
Je vais donc, devant vos yeux ébahis, me livrer à une analyse d'une ignardise crasse.
De la sensation au tonneau, les connaissances au poteau.
- le personnage.
J'ai retrouvé dans le personnage de Mychkine, prince considéré comme idiot par presque tout son entourage, le double du plus jeune des frères Karamazov, Alexeï (j'ai d'ailleurs été super fier de lire cette même constatation sous la plume de Michel Guérin, qui signe la "lecture" du livre, en fin d'ouvrage dans son édition chez Babel).
Et donc, si il y bien un personnage central si important dans ces deux livres, il ne peut être qu'une forme de double de l'écrivain. Ou en tout cas une de ses facettes. On retrouve chez le prince, d'un point de vue psychologique et historique (son long exil en Suisse), une forme de retrait, de distance qui confine à la torpeur, et qui lui fait porter en permanence un regard stupéfait mais d'abord bienveillant sur les agitations fiévreuses et les vaines passions de ses contemporains.
Attention, il ne s'agit de la torpeur subite que l'on peut ressentir lorsque l'on est confronté à quelque chose inattendu, mais bien du type de celle que l'on éprouve lorsque, au petit matin après une nuit blanche, on s'accroche désespérément à son volant pour rester sur la route et que l'on sent sa volonté se figer et son regard se perdre dans un nuage virevoltant et envahissant de pixels gris (c'est très mal mais ça nous est arrivé à tous, bon.)
Dès lors, le prince/Fedor campe malgré lui un observateur nimbée d'une forme de pureté parce que débarrassé, sans même l'avoir jamais voulu, des préoccupations de ses semblables, lorsqu'elles sont liées à leur temps. Et c'est bien ce que voit Aglaïa en lui et qui la terrorise tant, lorsqu'elle constate que "la maladie (d'esprit) dont il souffre, à la fois l'infériorise sous le rapport de "l'intelligence secondaire" et le met à cent coudées au-dessus des autres pour "l'intelligence fondamentale"".
Et s'il comprend parfois que trop bien les mécanismes, les codes et les affects qui régissent les sphères et univers qu'il tente si intensément de pénétrer (sans arrière-pensées), ce n'est jamais pour en épouser les inclinaisons, et toujours garder une certaine indépendance de vision et de comportement (et c'est peut-être en ça que se situe la licence artistique. Vous voyez, je vous l'avais dit: je manque de matière documentaire).
Mais si j'ai parlé de facette, c'est bien parce que cette version de Dosto (si c'en est bien une) ne peut être complète. Seule, elle ne lui aurait pas suffit pour se constituer en si lucide et parfois si cruel contemplateur de son temps.
Le prince, tout comme Alexeï, serait donc la partie lumineuse de Dostoïevski.
(les exégètes du russe flamboyant seront choux tout plein de me dire si je ne suis pas loin de la vérité)
La simplicité de la description de l'éblouissement dont est "victime" Mychkine lors de sa toute première rencontre avec "la haute société" est toute entière contenue dans ces quelques phrases:
"(…) c'est comme s'il était, depuis longtemps leur ami dévoué, leur compagnon d'idées, et qu'il rentrât maintenant parmi les siens après une longue séparation. Le charme des manières élégantes, de la simplicité, de l'apparente sincérité était presque magique. Il ne pouvait même pas imaginer que cette simplicité, cette noblesse, tout ce sens de l'humour et cette grande dignité personnelle, tout cela, peut-être, n'était rien qu'un splendide artifice esthétique. La plupart des invités, malgré leur apparence impressionnante, n'étaient guère que des gens plus ou moins vides et ignorant eux-mêmes, satisfaits qu'ils étaient, que beaucoup de leurs attraits n'étaient qu'une création artificielle - création dont ils n'étaient eux-mêmes, pas responsables, car ils l'avaient acquise inconsciemment, par héritage".
Il y a bien là tout à tour les deux faces du même auteur.
- le récit.
Je me suis amusé à jeter un oeil sur les reproches qui pouvaient être faits à ce livre intense et foisonnant sur SC. Le plus souvent, c'est le manque de trame lisible qui revient. Voir, l'absence d'une vraie dramaturgie digne de ce nom (en gros, qu'il "ne se passe rien" Si si, allez voir). C'est très amusant parce que non seulement c'est absolument faux, il se passe dans le roman des millions de choses passionnantes, mais en plus ce n'est évidemment pas là que se situe l'essentiel.
Comme à chaque fois chez Dostoïevski, la quintessence se trouve dans la digression. L'art est dans la fugue. Le substantifique est dans l'envolée. Le génial est dans la réflexion. Le nectar est dans l'étude. Parce qu'il est capable de décrire avec une même fougue les deux faces opposées d'une même pièce, mais aussi parce chaque plaidoyer devient celui que nous aurions rêvé d'avoir prononcé un jour. Lire les lignes sur la peine de mort est en ce sens absolument édifiant. Et il n'y a qu'avec lui que je pourrai, l'espace de deux secondes ou deux pages, me découvrir un sentiment religieux. C'est vous dire.
Finalement, le seul effort qu'impose la lecture d'un livre de Dosto est bien de tâcher de retenir les noms des multiples personnages, ce qui est parfois d'autant plus acrobatique qu'ils en ont souvent au minimum deux. Mais une fois assimilés (et moi-même, qui ne suis pas très doué pour l'exercice, y parvient sans trop de peine -astuce: se cramponner aux trois ou quatre principaux et la suite coule de source-), le reste n'est que plaisir, simplicité et jouissance.
Oui, un génie de la simplicité qui transforme les contradictions les plus obscures en éclat aveuglant.
Avec Dostoïevski, même la folie devient limpide.