Réapprendre à mourir : réapprendre à vivre

En ces temps de soit-disant « crise » (mais la crise est dans la tête, comme le répète si justement Michel Maffesoli), le travail de pensée est aussi difficile — surtout en ce moment, on l'a vu ! — qu'absolument nécessaire afin de prendre du recul sur ce qui se passe et sur nous-mêmes, chose que nous sommes de moins en moins capables de faire. Gallimard ouvre une nouvelle collection à cet effet, permettant à des penseurs de livrer leurs analyses en une cinquantaine de pages sur la situation du pays. Heureusement, on a donné la parole à un penseur aussi brillant qu'Olivier Rey. Ce qui valait amplement la peine.


Autrefois, explique-t-il, on supportait stoïquement les catastrophes qui s’abattaient sur l'humanité — famines et épidémies —, car il n'y avait personne à accuser, personne ne pouvait en être tenu pour responsable : c'était comme ça, c'était la fatalité, on n'y pouvait rien. Au mieux, on accusait Dieu, ou les dieux, et leurs représentants ; les anciens Suédois, raconte une saga, offraient leur roi en sacrifice aux dieux en cas de mauvaises récoltes, signe que ceux-ci étaient en colère contre leur représentant sur terre.


Or, depuis que l'État s'en est mêlé en tentant d'y apporter des solutions, il concentre en sa personne tous les reproches et toutes les critiques de la population : il est devenu le responsable des décès causés par les catastrophes pourtant naturelles. Loin d’affaiblir l'État, ce phénomène l'a considérablement consolidé : les désirs croissants de sécurité et d'innocuité, qui croissent à mesure que le courage et la capacité à supporter la violence déclinent, poussent la population à abandonner nombre de leurs libertés et de son autonomie à l'État qui impose ainsi le monopole de son autorité. Mais passé un certain stade — que l'on a passé —, les responsabilités que font porter la population à l'État deviennent supérieures à ce que celui-ci peut effectivement réaliser. L'État devient responsable de tout, c'est toujours vers lui que l'on se tourne en cas de problème. Il faudrait qu'il agisse partout, qu'il s'occupe de tout : déjà, les parents se sont délestés de leur responsabilité d'éduquer leurs enfants à l'Éducation nationale, laquelle est incapable de mener à bien une telle mission (son rôle était au départ simplement celui de prodiguer un enseignement, d'apprendre à lire, à écrire et à compter et d'inculquer un peu de culture générale). Alors on réclame plus de budget, partout : plus de budget pour l'école, pour les hôpitaux, pour l'isolation des logements, pour les archives, pour les musées...


Le recours systématique à l'État et l'abandon de toutes nos responsabilités — un fermier ou un artisan d'autrefois étaient infiniment plus responsables d'eux-mêmes, donc aussi plus libres et autonomes, qu'un salarié d'aujourd'hui — nous ont habitué aux idéaux de perfection qui nous paraissent à portée de main, s'il n'était ce que nous percevons comme une mauvaise gestion de l'État ou de la mauvaise volonté politique. Il ne s'agit pourtant que de limites structurelles de l'État à ses propres capacités, lesquelles sont notamment bornées par des limites budgétaires qu'il est difficile d'outrepasser, taxation des riches (qui ont en réalité fort peu de capital mobilisable par l'État) ou non. Mais ce « manque » d'efficacité entretient des colères et des motifs d'indignation multiples, multipliant les débats spécieux qui nous empêchent de garder notre énergie pour les problèmes d'ensemble. Nous sommes constamment en colère, constamment indignés, insatisfaits, mécontents, négatifs. Face à cela, l'État et ses représentants ne peuvent que jouer le jeu d'une illusion d'un pouvoir illimité ; pour les candidats à la présidentielle, surtout d'opposition,il s'agit de rivaliser dans l'expression d'une puissance toujours plus importante, d'affirmer que l'on sera capable de résoudre tous les problèmes du pays en cinq ans.


L'opposition ne fait que contester la capacité d'un gouvernement à assouvir les désirs et la parfaite protection des citoyens ; elle ne fait que contester sa toute-puissance, mais non pas pour réclamer qu'elle soit plus limitée, mais en laissant entendre qu'un autre gouvernement, tiré de l'opposition, permettra de concentrer plus de puissance encore. Le principe de l'État, de la domination aveugle, impersonnelle, et par là-même d'une inébranlable efficacité, lui, n'est jamais remis en cause mais, au contraire, toujours renforcé. Quiconque se présentera au peuple pour lui offrir plus de vitalité, d'indépendance, d'autonomie, de liberté et, donc, d'humanité authentiquement vécue, verra ses chances d'accéder au pouvoir réduites à peau de chagrin : le peuple réduit à l'état de nourrisson satisfait de son impuissance et refusant de quitter le cocon douillet du berceau ne réclame que le pouvoir tout-puissant aux apparences d'illimitation de mères aussi douces que jalouses, comme ce Salvini aux formes voluptueuses en Italie. Voter revient de plus en plus à simplement choisir les jupons dans lesquels on va se réfugier en pleurnichant au moindre tracas.


On a rêvé, pendant le confinement, qu'on sortirait de chez soi dans un monde nouveau. Que nenni : on se réveille dans le même monde, mais en pire. L'autorité de l'État a atteint des niveaux inouïs pour un régime a priori non-dictatorial. En février 2019, personne n'aurait imaginé une seule seconde qu'on enfermerait toute la population chez elle pendant deux mois, puis qu'on imposerait à tout le monde le port d'un horrible masque chirurgical, imitant les Japonais que nous dénigrions parce qu'ils portent des masques dans la rue. On a abandonné toutes nos libertés avec une facilité déconcertante alors que cette grippe n'aurait dû même pas attirer notre attention, ou à peine. Factuellement, il n'y a pas de sur-mortalité notable cette année... tout ça, c'est du vent ! De la poudre aux yeux !


Mais la plupart des mesures prises par le gouvernement ne l'ont été probablement que pour entretenir l'illusion de sa puissance ou, plutôt, pour palier à ce qui était apparu comme une défaillance — et qui montre bien les limites réelles de nos systèmes organisés, au vrai extrêmement fragiles. Là encore, le gouvernement a suivi une logique de totale dépossession des individus de leur autonomie propre. Il aurait pu, par exemple, suggérer aux familles de confectionner leurs propres masques, ce qui n'est pas d'une extrême complexité. Mais non ! Surtout pas ! La sainte règle du saint Marché veut que chacun ne doit produire qu'une seule chose et acheter ce qui lui manque... Et il ne faudrait surtout pas inciter les femmes à reprendre leurs mauvaises habitudes obscurantistes et oppressives d'alors, qui non seulement les rendaient autonomes, mais en plus les asservissaient ! Les solutions apportées sont probablement d'aucune efficacité réelle : elles ont la même fonction que le sacrifice du roi chez les anciens Suédois pour parer aux calamités lâchées sur les hommes par les dieux en colère. Encore, par sa valeur symbolique et sociale, celui-ci avait-il au moins le mérite de figurer parmi ces rituels qui confèrent un sens à l'existence, ou qui la rendent plus humaine. Car le plus dramatique, c'est que ce sont ces mêmes rituels que nous avons... interdits. Il n'était plus permis d'assister un proche dans la maladie, de célébrer la mort d'un parent, de l'accompagner dans l'au-delà. La chose n'était même pas discutable d'après les technocrates qui nous gouvernent, elle ne faisait pas débat.


Olivier Rey est issu de cette veine à peu près tarie d'un écologisme aux penchants anarchistes réellement radical — c'est-à-dire, qui remontent aux racines. Il s'agit de rappeler quelques évidences. Par exemple, on ne peut pas conspuer l'économie libérale et, en même temps, désirer plus de soins toujours plus performants, qui ne sont possibles qu'en ponctionnant les bénéfices de cette économie. Les hôpitaux sont de véritables monstres, des dévoreurs d'énergie et de ressources... La seule voie possible contre l'asservissement de l'État et contre la destruction de la nature, c'est le courage. Le courage de vivre dans un monde où la mort rôde, où les catastrophes naturelles guettent, où peu de choses sont sûres. D'ailleurs, notre système est bien plus fragile que nous le voudrions. Mais comme nous ne le voulons pas, nous préférons plus d'illusion d'un pouvoir illimité de l'État, quitte à lui sacrifier toutes nos libertés et toute notre autonomie.


En somme, il s'agit d'accepter à nouveau la vie. Donc de réapprendre à mourir. Parce que nous ne savons plus mourir, nous ne savons plus vivre de manière authentiquement humaine. Nous sommes apparemment prêts à tout céder, toute notre liberté et même jusqu'à cette humanité qui rend la vie vivable, contre la promesse de mourir un peu plus tard. Plus aucune valeur n'a de valeur en soi si bien que



Puisque le sujet qui pose les valeurs vaut plus que les valeurs qu'il pose, aucune valeur ne vaut, en tant que telle, qu'on puisse, si les circonstances y invitent, lui sacrifier sa vie. Au lieu du surhomme créateur de valeurs que Zarathoustra appelait à l'existence, on obtient plutôt le Bardamu de Céline, qui conclut : « Il n'y a que la vie qui compte. »



Bardamu, traumatisé par la guerre de 14 où la technique a tué les valeurs de la guerre, ne croit plus en rien et ne souhaite rien d'autre sinon attendre de mourir, quitte à ne plus vraiment vivre.

Antrustion
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le 21 sept. 2020

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