L'argent à lui seul obligera l'Europe, tôt ou tard, à se coaguler en une seule masse. (Nietzsche, La volonté de puissance, coll. Tel, Gallimard, vol. II, 1995, p. 293)
Essai plus polémique que scientifique. Une initiation dure, qui nécessite quelques connaissances sur les systèmes familiaux vus par Todd (je ne sais toujours pas si c'est de la science sérieuse ou non).
Mais le résultat est glorieux.
Constat prophétique d'un antinationisme des élites occidentales, antinationisme entraînant libre-échange + monnaie forte. Todd est un protectionniste et un keynésien, il donne donc tous les contre-arguments chiffrés pour lutter contre ce délire inégalitaire qui a créé la mondialisation et Thatcher.
Cependant, Todd est extrêmement intéressant en ce que l'anthropologue cache un moraliste. Derrière sa critique du libre-échangisme destructeur des élites (en particulier de la caste étatique française, incompétents destructeurs d'industrie sans pensée à long terme) se cache une conception à la Périclès de l'homme et de la société. Celui-ci n'est rien sans collectif. Les idéologies, la religion, lui donnent sa place dans une communauté plus large. Cette unité lui donne force, courage, résilience (la vraie). En l'absence de celles-ci, l'individualisme dépouille de toute énergie, énerve, transforme le corps social en espace de luttes inégalitaires d'individus apeurés et avides.
Todd a le mérite de relier cette évolution idéologique à une évolution anthropologique : l'écroulement du catholicisme et du communisme (soit les deux idéologies donnant aux individus l'idée d'une collectivité) entraînent un refus de penser le collectif, et paralyse tout mouvement social d'envergure. L'élite, sans projet commun, crée un projet destructeur d'industrie et de richesse : l'euro et le libre-échange européen. Le prolétariat et la classe moyennes sont les premiers à souffrir de ce mépris de la strate directive, mais sans outil politique se tournent vers l'écologie ou le FN. Les fonctionnaires, derniers garants de la Nation, derniers membres du corps social échappant à la dégradation des conditions du travail, sont épargnés par le déclassement économique, et se rêvent à gauche par altruisme abstrait (défense de l'immigré, de l'homosexuel, des droits des femmes, de "Gaïa" (lol)), mais, en entérinant l'Union Européenne, se comportent en égoïstes concrets. L'écroulement à venir de leur relative sécurité par l'extension de la concurrence aux secteurs habituellement réservés à l'Etat (éducation, santé, transports) peut entraîner, selon Todd, l'union révolutionnaire historique entre des penseurs appauvris et un prolétariat enragé.
La France, pour Todd, est à l'avant-proue de cette contradiction de la mondialisation, qui appauvrit à terme le monde par contraction de la demande (conception inégalitaire dans les faits, puisque les Nations ne peuvent plus contrôler la circulation internationale du capitale), mais conserve temporairement ses classes intellectuelles en prêchant une idéologie individualiste égalitaire (Tout le monde il est beau = postcolonialisme, études de genre, multiculturalisme et autres vieilles lunes). Si l'antinationisme des élites a mis une génération à naître (1965-1990), pour trouver sa première acmé avec Chirac (le livre date de 1997), la découverte, chez le reste du corps social, de l'incompétence égoïste des élites, et la saisie du destin par le concept de Nation, prendra une génération (soit 2020).
A deux ans près, ce sont les Gilets Jaunes.
Fucking Genius.