Un texte extrêmement bien écrit, d'autant plus puissant lorsque l'auteur se concentre moins sur ce dont s'il veut s'émanciper (aka la science positiviste issue de la pensée cartésienne) et qu'il se concentre davantage sur ce que propose la peinture en elle-même. Merleau-Ponty use par ailleurs de la circonvolution, de la répétition et de la variation sur des thèmes qui reviennent, pour permettre à la pensée d’aller chaque fois plus profondément ou différemment dans diverses directions. Nul doute que le lecteur trouvera à chaque lecture du nouveau grain à moudre, suivant ses propres dispositions sur le moment.


La blague serait de dire qu'il est quand même sacrément désordonné ce Merleau-Ponty, et qu'il avait bien besoin d'un VernonMxCrew pour lui remettre les idées en ordre.


Une manière un peu plus élégante serait d'articuler ma critique sur l'idée du bouquin en question, selon laquelle le peintre éprouve un manque face au monde, en ce que le monde ne représente pas de manière suffisamment efficace ce que le peintre éprouve face à ce même monde (ou même face à une œuvre) : la peinture serait alors un moyen pour le peintre d'apporter une réponse à ce manque, en fournissant une représentation du monde qui souligne davantage ce qu'il éprouve.


J'ai donc ci-dessous céder à mon petit péché mignon, qui consiste à réorganiser le texte d'un autre, citations par citations comme autant de petits carrés d'une mosaïque, pour faire dire à ce texte de manière plus explicite ce que j'ai moi-même ressenti en le lisant.


Chapitres par chapitres, tout de même.


I


Il faut qu'avec mon corps se réveillent les corps associés, les "autres", qui ne sont pas mes congénères, comme dit la zoologie, mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n'a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu.


II


a) la carte du "je peux"


Tous mes déplacements par principe figurent dans un coin de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible. Tout ce que je vois par principe est à ma portée, au moins à la portée de mon regard, relevé sur la carte du "je peux". Chacune des deux cartes est complète. Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totale du même Être.


Cet extraordinaire empiètement, auquel on ne songe pas assez, interdit de concevoir la vision comme une opération de pensée qui dresserait devant l'esprit un tableau ou une représentation du monde, un monde de l'immanence et de l'idéalité. [...]
L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même. C'est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoi que ce soit qu'en l'assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée - mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu'il voit, de celui qui touche à ce qu'il touche, du sentant au senti.


Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n'y sont que parce qu'elles se réveillent en écho dans notre corps, parce qu'il leur fait accueil. Cet équivalent interne, cette formule charnelle de leur présence que les choses suscitent en moi, pourquoi à leur tour ne susciteraient-ils pas un tracé, visible encore, où tout autre regard retrouvera les motifs qui soutiennent son inspection du monde ?


b) Toucher avec les yeux, ou l'art de ne pas toucher


Le monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu'il est complet n'étant cependant que partiel.


La peinture n'évoque rien, et notamment pas le tactile. Elle fait tout autre chose, presque l'inverse : elle donne existence visible à ce que la vision profane croit invisible, elle fait que nous n'avons pas besoin de sens musculaire pour avoir la voluminusité du monde. [...] l'esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu'il ne cesse d'ajuster sur elles sa voyance [...] la même chose est là-bas au cœur du monde et ici au cœur de la vision, la même chose ou, si l'on y tient, une chose semblable, mais selon une similitude efficace, qui est parente, genèse, métamorphose de l'être en sa vision.


Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille toutes les catégories en déployant son univers onirique d'essences charnelles, de ressemblances efficaces de significations muettes.


c) Les autres


Bien sûr ce don se mérite par l'exercice, et ce n'est pas en quelques mois, ce n'est pas non plus dans la solitude qu'un peintre entre en possession de sa vision. La question n'est pas là : précoce au tardive, spontanée ou formée au musée, sa vision en tout cas n'apprend qu'en voyant, n'apprend que d'elle-même. L'oeil voit le monde, et ce qui manque au monde pour être tableau, et ce qui manque au tableau pour être lui-même, et, sur la palette, la couleur que le tableau attend, et il voit, une fois fait, le tableau qui répond à tous ces manques, et il voit les tableaux des autres, les réponses autres à d'autres manques.


Le peintre vit dans la fascination. Ses actions les plus propres - ces gestes, ces tracés dont il est seul capable, et qui seront pour les autres révélation, parce qu'ils n'ont pas les mêmes manques que lui - il lui semble qu'ils émanent des choses mêmes, comme le dessin des constellations.


Désormais mon corps peut comporter des segments prélevés sur celui des autres comme ma substance passe en eux, l'homme est miroir pour l'homme.


III L'imaginaire de l'encre,


Et puisqu'il nous est dit qu'un peu d'encre suffit à faire voir des forêts et des tempêtes, il faut qu'elle ait son imaginaire. Sa transcendance n'est plus déléguée à un esprit lecteur qui déchiffre les impacts de la lumière-chose sur le cerveau, et qui le ferait aussi bien s'il n'avait jamais habité un corps. Il ne s'agit plus de parler de l'espace et de la lumière, mais de faire parler l'espace et la lumière qui sont là. Question interminable, puisque la vision à laquelle elle s'adresse est elle-même question. [...] Or, cette philosophie qui est à faire, c'est elle qui anime le peintre, non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l'instant où sa vision se fait geste, quand, dira Cézanne, il "pense en peinture".


Il n'y a pas de vision sans pensée. Mais il ne suffit pas de penser pour voir : la vision est une pensée conditionnée, elle naît "à l'occasion" de ce qui arrive dans le corps, elle est "excitée" à penser par lui. […] Ainsi la vision se dédouble : il y a la vision sur laquelle je réfléchis, je ne puis la penser autrement que comme pensée, inspection de l'Esprit, jugement, lecture de signes. Et il y a la vision qui a lieu, pensée honoraire ou instituée, écrasée dans un corps sien, dont on ne peut avoir idée qu'en l'exerçant, et qui introduit, entre l'espace et la pensée, l'ordre autonome du composé d'âme et de corps.


IV Une philosophie pour une peinture qui ose sa vision


a) De la troisième dimension ?


Robert Delaunay : "La profondeur est l'inspiration nouvelle". Quatre siècles après les solutions de la Renaissance et trois siècles après Descartes, la profondeur est toujours neuve, et elle exige qu'on la cherche, non pas "une fois dans sa vie" mais toute une vie. Il ne peut s'agir de l'intervalle sans mystère que je verrai dans l'avion entre ces arbres proches et les lointains. Ni non plus de l'escamotage des choses l'une par l'autre que me représente vivement un dessin prescriptif : ces deux vues sont très explicites et ne posent aucune question. Ce qui fait énigme, c'est leur lien, c'est ce qui est entre elles - c'est que je vois les choses chacune à sa place précisément parce qu'elle s'éclipsent l'une l'autre -, c'est qu'elles soient rivales devant mon regard précisément parce qu'elles sont chacune en son lieu. C'est leur extériorité connue dans leur enveloppe et leur dépendance mutuelle dans leur autonomie. De la profondeur ainsi comprise, on ne peut plus dire qu'elle est "troisième dimension". D'abord, si elle en était une ce serait plutôt la première : il n'y a de formes, de plans définis que si l'on stipule à quelle distance de moi se trouvent leurs différentes parties. Mais une dimension première et qui contient les autres n'est pas une dimension, du moins au sens ordinaire d'un certain rapport selon lequel on mesure. La profondeur ainsi comprise est plutôt l'expérience de la réversibilité des dimensions, d'une "localité" globale où tout est à la fois.


Comme on le voit, il ne s'agit plus d'ajouter une dimension aux deux dimensions de la toile. d'organiser une illusion ou une perception sans objet dont la perfection serait de ressembler autant que possible à la vision empirique. La profondeur picturale (et aussi bien la hauteur et la largeur peintes) viennent on ne sait d'où se poser, germer sur le support. La vision du peintre n'est plus regard sur un dehors, relation "physique-optique" seulement avec le monde. Le monde n'est plus devant lui par représentation : c'est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venu à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques qu'à condition d'être d'abord "auto-figuratif" ; il n'est spectacle de quelque chose qu'en étant "spectacle de rien", en crevant la peau des choses pour montrer comment les choses se font choses et le monde monde.


L'eau elle-même, la puissance aqueuse, l'élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu'elle soit dans l'espace : elle n'est pas ailleurs, mais elle n'est pas dans la piscine. Elle l'habite, elle s'y matérialise, elle n'y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l'écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l'eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante. C'est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d'espace, de couleur.


b)


La métaphysique à laquelle nous pensons n'est pas un corps d'idées séparées pour lequel on chercherait des justifications inductives dans l'empirie - et il y a dans la chair de la contingence une structure de l'événement, une vertu propre du scénario qui n'empêchent pas la pluralité des interprétations, qui même en sont la raison profonde, qui font de lui un thème durable de la vie historique et qui ont droit à un statut philosophique.


Quant à l'histoire des œuvres, en tout cas, si elles sont grandes, le sens qu'on leur donne après coup est issu d'elles. C'est l'oeuvre elle-même qui a ouvert le champ où elle apparaît dans un autre jour, c'est elle qui se métamorphose et devient la suite, les réinterprétations interminables dont elle est légitimement susceptible ne la change qu'en elle-même.
Simplement puisque la puissance ou la générativité des oeuvres excède tout rapport positif de causalité et de filiation, il n'est pas illégitime qu'un profane, laissant parler le souvenir de quelques tableau et de quelques livres, dise comment la peinture intervient dans ses réflexions et consigne le sentiment qu'il a d'une discordance profonde, d'une mutation dans les rapports de l'homme et de l'Être, quand il confronte massivement un univers de pensée classique avec les recherches de la peinture moderne. Sorte d'histoire par contact, qui peut-être ne sort pas des limites d'une personne, et qui pourtant doit tout à la fréquentation des autres...


c) Et la peinture dans tout ça


Que le peintre décide alors, comme Klee, de se tenir rigoureusement au principe de la genèse du visible, de la peinture fondamentale, indirecte, ou comme Klee disait, absolue - confiant au titre le soin de désigner pas son nom prosaïque l'être ainsi constitué, pour laisser la peinture fonctionner plus purement comme peinture - ou qu'au contraire, comme Matisse dans ses dessins, il croit pouvoir mettre dans une ligne unique et le signalement prosaïque de l'être, et la sourde opération qui compose en lui la mollesse ou l'inertie et la force pour le constituer nu, visage ou fleur, cela ne fait pas entre eux tant de différence. Il y a deux feuilles de houx que Klee à peintes à la manière la plus figurative, et qui sont rigoureusement indéchiffrables d'abord, qui restent jusqu'au bout monstrueuses, incroyables, fantomatiques à force "d'exactitude". Et les femmes de Matisse (qu'on se rappelle les sarcasmes des contemporains) n'étaient pas immédiatement des femmes, elles le sont devenues : c'est Matisse qui nous a appris à voir ses contours, non pas à la manière "physique-optique", mais comme des nervures, comme les axes d'un système d'activité et de passivité charnelles.


d) Et enfin le mouvement


Ce qui donne le mouvement, dit Rodin, c’est une image où les bras, les jambes, le tronc, la tête sont pris chacun a un autre instant, qui donc figure le corps dans une attitude qui n’a eue à aucun moment, et impose entre ses parties des raccords fictifs, comme si cet affrontement d'incompossibles pouvait seul faire sourdre dans le bronze et sur la toile la transition et la durée. […] Le mouvement et quelque chose qui se prémédite entre les jambes, le tronc, les bras, la tête, en quelque foyer virtuel, et il n’éclate qu'ensuite en changement de lieu.


La photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt, elle détruit le dépassement, l’empiétement, la « métamorphose » du temps, que la peinture rend visible au contraire, parce que les chevaux ont en eux le « quitter ici, allez là », parce qu’ils ont un pied dans chaque instant. […] On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot : voir. La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l'Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. […] la vision est la rencontre, comme un carrefour, de tous les aspects de l’être. « Certain feu prétend vivre, il s’éveille ; se guide le long de la main conductrice ; il atteint le support et l’envahit, puis ferme, étincelle bondissante, le cercle qu’il devait tracer : retour à l'œil et au-delà. »


V


Cette historicité sourde qui avance dans le labyrinthe par détours, transgression, empiétement et poussées soudaines, ne signifie pas que le peintre ne sait pas ce qu’il veut, mais que ce qu’il veut est en deça des buts et des moyens, et commande de haut toute nôtre activité utile. […]
N'est-ce que cela ? Le plus haut point de la raison est-il de constater ce glissement du sol sous nos pas, de nommer pompeusement interrogation un état de stupeur continuée, recherche un cheminement en cercle, Être ce qui n’est jamais tout à fait ? Mais cette déception est celle du faux imaginaire, qui réclame une positivité qui comble exactement son vide. C’est le regret de n’être pas tout.

Vernon79
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le 11 juil. 2020

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