La réussite du roman, c’est clairement son évocation du Paris des années 2100 qui sert de cadre à l’intrigue : une société aseptisée et sous contrôle, merveille de soft power, dans laquelle la biométrie, la ségrégation sociale et la bureaucratie hygiéniste sont poussées jusqu’à ce qui apparaît aujourd’hui comme leur paroxysme. Moins naïve et extrême – dans ce domaine, c’est la même chose – que le tout-venant des récits dystopiques, classiques du genre y compris, la Ballade de Lila K m’a fait penser à la série télévisée Trepalium.
Mais comme dans Trepalium, la réussite s’arrête au décor. Parce que sérieusement, comment peut-on à la fois revendiquer une forme de respectabilité littéraire – que ce soit pour un roman ou pour un genre tout entier – en écrivant des choses comme « On passe sa vie à construire des barrières au-delà desquelles on s’interdit d’aller : derrière, il y a tous les monstres que l’on s’est créés. » (« Milo », p. 238) ou « pour la première fois depuis bien des années, j’avais l’impression d’être… comment dire ? Vivante, il n’y a pas d’autre mot. Vivante, enfin. » (« La Zone », p. 291) ? Quand je lis ça, j’ai clairement des relents de Marc Lévy ou de fan-fiction bas de gamme.
C’est un passage du deuxième chapitre qui m’a définitivement donné l’impression d’être pris pour un déficient mental. « M. Kauffmann a secoué la tête d’un air navré, … » : jusque là, ça va ; « en signe d’impuissance. » : ça paraît logique, on secoue rarement la tête d’un air navré en signe de triomphe. « Je n’arrêtais pas de répéter, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible… » : et puisque tu te le répètes, tu me le répètes aussi, il serait dommage que je n’en profitasse pas ; « et c’était vrai, … » : autrement dit, ce n’était pas faux, au cas où j’en eusse douté ; « je n’arrivais pas à le croire. » : là ce n’est plus de la répétition, c’est de l’acharnement ! « Ça faisait trop de malheur et trop de désespoir. » : mon dictionnaire de synonymes m’indique également affliction, angoisse, chagrin, désarroi, détresse, douleur, misère, peine et souffrance. « Au-delà d’une certaine quantité, … » : mais quelle est l’unité de mesure du malheur et du désespoir ? « on refuse d’admettre – c’est humain, n’est-ce pas ? » Oui : il est rare qu’un pangolin ou même un décapsuleur éprouve un tel vertige métaphysique.
On me dira que c’est le risque avec les récits à la première personne : les pensées du narrateur ne volent pas toujours haut… En l’occurrence, la narratrice est censée être intelligente, s’étonne de sa propre beauté, amadoue le chat dont elle mange le pâté dans le placard et guérit progressivement de son agoraphobie. Finalement sans grand relief, cette pauvre petite fille sensible et torturée de Lila, malgré le pseudo-déchirement qui la structure et fournit la trame du récit ; car quel lecteur avec un minimum de vécu s’étonnera que dès l’adolescence, on puisse, comme elle, aimer encore et rechercher la mère indigne et violente qui nous a abandonné ? Les personnages secondaires ne sont pas moins plats, car réduits à leur fonction : c’est qu’on a une structure de conte initiatique, et comme tel chargé de symboles, dans un univers de dystopie.
Quant à la réflexion sur la langue, qui, s’agissant de littérature d’anticipation, devrait être au cœur du roman, elle se limite à quelques néologismes (le grammaboook), à une vague digression sur la protection et la surveillance, et à la présence sporadique d’un vous qui s’étend sur un peu plus de la première moitié du récit. C’est peu, en trois cent cinquante pages. On se retrouve au bout du compte avec une narratrice qui s’exprime en 2100 comme une adolescente de 2010 – je ne parle pas des dialogues, saturés d’artifice et pourtant encore plus pauvrement écrits que le récit ; imaginez qu’on s’exprime aujourd’hui comme dans le Diable au corps de Radiguet… D’ailleurs, un dernier extrait pour la route (dans « La Zone », p. 286) : « Mourir en vagabond dans une jungle urbaine, c’était une belle mort pour un chat de salon. J’enviais presque son sort. Lui au moins avait su gagner sa liberté. » Et sur ce chat, il y a un passage encore plus ridicule !