« la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix »
En Rade (1887) se finit sur un rêve où la tour de Saint-Sulpice est un « un puits se dressant en l'air au lieu de s'enfoncer dans le sol ». Avec le roman suivant Là-Bas (1891), lentement, un ascenseur mystique se met en branle pour descendre au plus profond de ce puits puis remonter la tour lors de la fameuse conversion de J.-K. Huysmans au travers de ce qu'il nomme, dès les premières pages, un "naturalisme mystique". Pour que le là-bas devienne la basilique.
Au fil des vingt-deux chapitres, l'écrivain, ayant depuis longtemps abandonné toute velléité narrative, aborde très didactiquement l'alchimie, le Paraclet, l'astrologie, le succubat, les messes noires au travers des discussions de Durtal avec ses amis chez le sonneur de Saint-Sulpice. En parallèle, Durtal s'immerge dans une illusoire nostalgie moyennageuse par son travail biographique sur le Maréchal Gilles de Rais, entrecoupé d'un jeu du chat et de la souris avec la mystérieuse Hyacinthe Chantelouve.
Ce monde occulte reste malheureusement bien "là-bas" car, si Huysmans avait lui-même parcouru ces boyaux en long, en large et en travers et s'il y avait cru dur comme fer, il n'y tire pas pour autant le lecteur jusqu'au fond et le laisse même carrément à la surface des choses. Beaucoup de noms lancés, de choses évoquées, de on-dit mais en définitive pas de recettes alchimiques précises ni de tutoriel pour invoquer les esprits ou le Diable.
« Un jour, Huysmans aura a choisir entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix. » — Barbey d'Aurevilly
L'ascenseur mystique déjà mentionné nécessite un contrepoids majeur : l'esthétique. C'est en effet par l'intercession de l'art médiéval et des primitifs que Durtal en arrivera à cette crise de foi. Le roman s'ouvre sur la magnifique description d'une crucifixion de l'allemand Grünewald, aujourd'hui conservée au musée de Karlsruhe, et qui fait sensiblement écho à la démarche littéraire de l'auteur : un Christ réaliste, meurtri et sanguinolent, d'où transparaît toutefois la nature divine. Aussi , Huysmans attaché au réel sans fard dans les restes exacerbés d'un naturalisme jusqu'au-boutiste parvient-il d'autant plus haut dans les nuées célestes qu'il aura creusé profondément dans la boue.
Le Satanisme est tout autant une religion que le catholicisme. On retrouve l'idée de tour-puits qui se télescopent : « Du Mysticisme exalté au Satanisme exaspéré, il n'y a qu'un pas. Dans l'au-delà, tout se touche. [Gilles de Rais] a transporté la furie des prières dans le territoire des à Rebours ». Si Durtal est souvent présenté comme le pendant littéraire de son créateur, ne peut-il pas se reconnaître également dans la figure énigmatique de Gilles de Rais ? D'abord bon soldat camarade de Jeanne d'Arc (naturaliste zolaien) qui finit par se délasser dans les boyaux de ses victimes au coeur du château de Tiffauges (décadent) avant de se repentir lors de son procès (l'oblature).
La démarche de Là-Bas, en fin de compte, se place dans la ligne de la "Tentation de Saint Antoine" (1874) de Flaubert. Ce dernier déjà s'était intéressé à la face cachée de la foi : les cultes orientaux, les diverses gnoses et les mythes anciens défilés, confrontés et évidés dans une sorte de 'poème en théâtre' aux longues didascalies lyriques comme des tableaux surréalistes avant l'heure. Mais Huysmans n'est pas le normand rêveur et sa tentation de Durtal ne prend plus place dans la Thébaïde du second siècle mais bien au sein de la capitale ; elle se déroule dans les Diagon Alley parisiennes d'un satanisme moderne qui renaît de ses cendres médiévales en réaction au désenchantement positiviste de fin de siècle.
Comme à son habitude et comme Flaubert, Huysmans ne se sentant pas de son siècle, n'épargne personne : sous d'acérés dialogues, bourrés d'humour aigre, il décape tant les fanfaronnantes sciences modernes menées par Charcot que le satanisme de pacotille, la foi de touristes où la confession est en libre-service et autres dérives de son temps.
Ce Là-Bas s'inscrit également dans une dynamique plus générale de redécouverte du Moyen Âge au cours du XIXe, entamant le Grand oeuvre — encore non abouti — de détruire la vision d'un sombre millénaire de barbarie et d'obscurantisme. Très tôt, le Romantisme se remémore les glorieuses figures de la France, la peinture d'histoire la met en image, l'architecture et le mobilier en reprennent des motifs néo-gothiques, Viollet-le-Duc en restaure les monuments, Michelet en écrit l'histoire. C'est encore, en grande partie, ce Moyen Âge pittoresque qui perdure dans l'imaginaire collectif.