L’ouvrage est ce qu’on pourrait attendre d’un disciple de Friot : on y retrouve, comme ligne directrice, l’idée selon laquelle l’instauration de la Sécurité sociale – ou plus précisément, de son régime général – serait un moment de rupture avec le capitalisme. Cette idée de "subversion" est omniprésente dès les premières pages : la mutualité aurait été subversive, la Sécurité sociale également.
Ce qui déçoit, c’est la faiblesse de l’argumentaire au soutien d’une idée aussi forte (et affirmée par ailleurs sans trop de nuance). Le régime général de la Sécurité sociale aurait été subversif pour la simple et bonne raison qu’il était auto-géré à ses débuts. L’absence de réflexion plus poussée sur le contenu de cette auto-gestion est décevant : la subversion semble finalement purement formelle, les ouvriers pouvant tout aussi bien perpétuer le mode de production capitaliste que les élites politiques. Le parallèle entre la Commune de Paris et l’instauration du régime général de la Sécurité sociale se résume d’ailleurs à l’idée d’auto-gestion, puisqu’on serait bien en peine de trouver l’apport de la Commune en matière de protection sociale dans cet ouvrage. Il y avait pourtant une piste intéressante avec l’étude de la production des soins (ce qui renvoyant à une approche plus substantielle) mais ici encore, l’argumentaire n’est pas à la hauteur de la thèse et la démonstration reste fuyante.
S’y ajoute un manque de rigueur dans l’usage des termes assez agaçant : on nous parle de « système de soin obligatoire » (?), l’auteur considère que le « droit est inconditionnel » avant de se poser la question du ciblage des bénéficiaires du droit, la présentation des lois de financement de la Sécurité sociale frise la mauvaise foi… : bref, une petite mise au point juridique n’aurait pas fait de mal... En parlant de mauvaise foi, on est également assez surpris qu’à aucun moment l’auteur n’évoque des avancées comme la création de la Couverture maladie universelle ou celle de la Protection universelle maladie : trop compliqué à insérer dans une grille de lecture assez rigide et préconçue peut-être ? Pour enfoncer le clou, relevons aussi que la question des droits des femmes reste un angle mort de l’étude, ce qui me semble assez cocasse quand l’auteur affirme que, « en contrôlant l’institution en 1946, les ouvriers ont été en mesure de lutter contre toutes les formes de paternalisme »…
La lecture des trois à quatre premiers chapitres me fait donc l’impression d’un assez mauvais résumé d’un banal manuel d’histoire sociale (le cours d’histoire du droit social que j’ai suivi en master n’a clairement rien à envier à ce début d’ouvrage), tout en se présentant comme une relecture novatrice de la période concernée.
L’ouvrage prend néanmoins un tournant pour le meilleur avec l’étude de la réappropriation de la Sécurité sociale par l’État social. Au final, la subversion de la Sociale sera donc restée un potentiel subversif, étouffé dans l’œuf par l’État social capitaliste. L’auteur retrace avec une assez grande précision l’immixtion de l’État (pour le pire) dans la gestion de la Sécurité sociale et du système de soin. C’est en particulier le chapitre consacré au développement du capital dans le système de soin, très pointu et intéressant, qui a sauvé l’ouvrage à mes yeux. Les développements consacrés au « trou de la Sécu » sont également assez efficaces pour démonter cet épouvantail politico-médiatique.
Sur cette fin d’ouvrage, on sent l’auteur beaucoup plus à l’aise sur le terrain économique, ce qui est assez dommage car avec un cadrage correspondant mieux aux qualités de l’auteur, l’ouvrage aurait certainement pris une autre ampleur.