Une précision terminologique pour commencer : Ellul rappelle qu’il désigne, par technologie, le discours sur la technique. Exit l’anglicisme qui fait de technologie un synonyme de technique !
L’analyse proposée dans cet ouvrage poursuit les analyses de Marx, en cherchant à les dépasser. Pour Ellul, Marx a décrit avec pertinence la société industrielle. Toutefois, ce n’est plus d’actualité car, avec l’avènement de l’ordinateur, nous sommes entrés dans la société technicienne. C’est désormais la technique qui est le facteur décisif en dernière instance, et non plus l’économie. Toutefois, la question du passage d’un modèle à l’autre demeure assez floue : l’explication d’Ellul manque de clarté (peut-être a-t-il davantage développé cela dans Le système technicien ?) mais surtout, elle donne l’impression d’être en partie motivée par la hantise de l’auteur d’être qualifié de marxiste.
Ellul est bien plus intéressant quand il met en avant que les nouvelles techniques engendrent un besoin moindre de main d’œuvre : plus d’accroissement inéluctable du prolétariat, dès lors que les individus n’ont même plus le privilège d’être exploités comme force de travail et se retrouvent tout simplement en marge de la production. Le constat qu’il dresse apparaît un poil exagéré, mais le progrès technique soulève assurément cette question. Toutefois, l'affirmation selon laquelle les nouvelles techniques (ordinateur et compagnie) seraient moins énergivores apparaît purement et simplement fausse.
Pour Ellul, le conflit entre l’homme et la technique est le suivant : si l’homme se définit en référence à son passé et que la technique efface son propre passé, comment concilier les deux ? C’est là qu’intervient le « bluff technologique » : le système technicien ne résout pas directement le conflit en le dépassant. A la place, il bluffe (grâce au relais de ses agents : experts, techniciens, scientifiques également) en présentant la technique comme banale afin d’emporter l’adhésion du corps social. La question de l’adhésion active ne se pose finalement même pas, comme Ellul le développe plus tard en analysant l’homme fasciné et les rapports entre technique et démocratie. Le conflit n’est donc pas résolu, il est neutralisé.
Ellul commence par développer longuement la question de l’incertitude inhérente au système technicien, dans le but de démonter l’idée reçue que ce sont les usages de la technique qui seraient ambivalents. Pour Ellul, il est clair que ce n’est pas un problème moral : c’est la technique en elle-même qui est ambivalente. Impossible d’isoler le « bon » du « mauvais », l’utile des externalités négatives. En rappelant également que le progrès technique engendre une complexification croissante, il rappelle que le progrès pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Or, comment résoudre les nouveaux problèmes posés ? La seule réponse possible du système technicien est : avec plus de technique ! L’adage populaire « on n’arrête pas le progrès » prend alors une nuance particulièrement fataliste.
Autre conséquence de cette marche inéluctable du progrès technique : l’effet cliquet. Le progrès cause des effets irréversibles, il est donc impossible de revenir en arrière même si on le voulait. La logique du progrès technique est aveugle : cette prise de risques est complètement déconnectée des intérêts de long terme et finit par engendrer le délire, l’irrationnel, la destruction. Le parallèle avec les thèses de Jappe A. s’impose. Logique du progrès technique chez Ellul et logique de la valeur chez Jappe, le facteur déterminant est différent mais la logique est la même : elle est aveugle et insatiable. La citation empruntée à F. Partant est parlante : « Notre richesse n’existe que si elle continue de croître ».
Ellul étudie les rapports entre l’Homme et la technique. Il voit une source de d’aliénation là où le techno-discours promet que la réalisation de l’homme ne peut passer que par le développement technique. Ainsi, l’Homme ne serait pas encore assez humain en soi : il lui faudrait encore la machine pour y parvenir. On voit vite l’impasse : si le progrès technique n’appelle aucune fin, comment l’Homme pourrait-il jamais « se réaliser » ?
Là où on nous promet une « culture technicienne », Ellul voit l’obsolescence de la culture en tant que telle : soumise à un impératif d’utilité économique, réduite à une pure somme d’informations, acte de consommation (ne consomme-t-on pas aujourd’hui du « contenu » ?), la culture n’est pas technicienne mais noyée dans la technique.
Le système technicien détruit le sujet car il détruit la dialectique liberté / nécessité. La technique est à la fois la possibilité universelle et absolue (ce qui annule la possibilité pour le sujet) et la nécessité absolue. Tout est possible pour la machine, rien ne l’est plus pour l’homme. En conséquence, c’est le triomphe de l’absurde qui, sur le plan humain, prend la forme de l’homme fasciné.
L’homme fasciné, c’est le produit de la société technicienne. C’est celui qui est désinformé par excès d’informations, qui se divertit au sens pascalien du terme (Ellul ne manque pas de critiquer le caractère infantilisant des divertissements de son époque : « Jouez, on s’occupe du reste »). Or, c’est précisément là que réside le « terrorisme » de la technologie, si on entend par « terrorisme » ce qui abolit la liberté humaine (dans le sens populaire aux alentours de mai 68). L’idéologie du système technicien est une idéologie de la fatalité : d’où l’impuissance, la passivité de l’homme-consommateur.
Ellul étudie également les rapports entre État (politique, démocratie) et technique. Il note ainsi que la légitimité de l’État s’appuie de plus en plus sur la technique. Or, le système technicien ne peut aboutir qu’à une nouvelle forme de dictature fondée sur un ensemble de pratiques exclusives et négatrices de la liberté et d’irresponsabilité des techniciens. Face au culte de l’accélération, que peut encore faire la démocratie ? La démocratie, c’est bien trop lent !
Dernier aspect de l’analyse d’Ellul : les rapports entre économie et technique. Il met en lumière le caractère abstrait de l’économie actuelle : on paie tout en argent qui ne représente plus rien, ainsi qu’en effets nocifs pour la collectivité humaine. La normalité économique a changé, elle aussi : avant (mais avant quoi ?), on avait besoin de stabilité donc une instabilité généralisée était une crise mais désormais, l’instabilité est considérée comme la norme. Ici aussi, c’est l’absurde qui gagne : univers de gadgets (par là, il entend ce qui suppose une somme considérable de techniques pour une utilité faible, voire inexistante : l’astronautique et l’informatique sont, au niveau collectif, des gadgets) et de gaspillages.
Doit-on voir cet ouvrage comme une illustration de l’impuissance actuelle à maîtriser un progrès technique qui nous dépasse complètement ou plutôt de l’absence de volonté de le faire ? Si Ellul ne répond pas directement à la réponse, comment peut-on encore penser, au terme de son ouvrage, que l’homme « fasciné » n’est pas en partie responsable de sa prison dorée ?