Dans Moscou, tout manque et plus rien ne fonctionne, chacun reste terré chez soi par peur des pillards et des foules meurtrières qui déferlent dans les rues. Malgré cela, Klioutcharev est resté là avec sa femme et son fils ; il ne s'est pas refugié dans le monde souterrain sous la ville comme les autres intellectuels. Est-ce par nécessité pour son fils handicapé, ou bien pour ne pas être coupé du réel ? Pour rester en contact avec les intellectuels, il emprunte régulièrement un passage par la brèche pour rejoindre cette cité souterraine. Là, les intellectuels ne manquent de rien (si ce n'est de l'air et de la lumière !) et les conversations profondes vont bon train, notamment sur l'avenir de la société et les possibilités de son évolution ; mais aucun ne semble croire qu'il peut revenir dans le monde d'en haut ni influencer son devenir.

La brèche est le récit de l'errance de Klioutcharev pour se procurer une pelle pour creuser un abri sous terre pour sa famille, pour téléphoner, pour aller enterrer un ami, ses allers-retours entre la surface et le souterrain, à travers une brèche qui ne cesse de rétrécir et le blesse ; le récit de ses peurs, ses efforts pour rester au contact des intellectuels, de la pensée, même lorsque tout manque, ses efforts pour conserver une humanité et ne pas devenir uniquement un animal apeuré dans son terrier.

« La conversation reprend à la table où il se trouve (il est question de Dostoïevski, du refus de bâtir son bonheur sur le malheur d'autrui, début classique). Deux minutes plus tard, l'âme de Klioutcharev commence déjà à s'imprégner de ces paroles élevées. Ils parlent. Les sphères de leurs esprits s'unissent familièrement au-dessus de la table. Et Klioutcharev qui avait perdu tous ses mots (perdu la vie ?) dans les rues désertes où la seule compagnie est celle du voleur fouillant les poches de sa victime, Klioutcharev sent la présence du verbe. Comme un poisson rendu à son élément, il revit ; c'est pour cela qu'il est venu. »

Livre poignant, la brèche est une puissante métaphore de l'effondrement de la société soviétique, de l'impossibilité de communiquer entre deux mondes, un monde livré à la pauvreté et à la barbarie, et un monde protégé d'intellectuels et de privilégiés, mais coupé de la base, des difficultés du réel.

Au-delà de ce miroir de l'effondrement soviétique, « la brèche » peut être vu comme une métaphore aux multiples dimensions, qui rend ce récit universel - métaphore de l'homme coupé en deux, de l'esprit coupé du corps, le passage dans la brèche comme allégorie des efforts qu'il faut fournir pour conserver les lumières quand la société s'effondre, ou encore comme une allégorie de la douleur de la naissance.

« La terre retombe en mottes et s'égrène : Klioutcharev égalise l'espace grossièrement creusé à coups de pioche. Il taille soigneusement les angles et remarque que le résultat évoque pour le moment un terrier ou même le trou par lequel il a eu tant de peine à remonter. Oui, il copie malgré lui. C'est plus instinctif qu'intuitif : C'est sa mentalité souterraine qui met à profit un savoir-faire étranger sans en référer à la conscience. Il suit une ornière séculaire. Ses mouvements de reptation, le frottement (le polissage) de ses épaules et de ses genoux contre les parois supposent le recours à une expérience millénaire qui remonte au temps où l'expérience personnelle ne se distinguait pas encore de celle d'autrui, où n'existait qu'une seule expérience, instantanée et éphémère.»

Un récit très noir qui résonne profondément et qui (heureusement) conserve un espoir dans l'humanité.

MarianneL
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le 5 juil. 2012

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