La Brève et Merveilleuse Vie d'Oscar Wao par Nébal
« Don't judge a book by its cover », comme c'est qu'y disent. Parce que là, je me suis complètement planté. Je ne sais pas pourquoi, mais je m'étais fait une image complètement fausse de ce livre, premier roman (mais pas premier bouquin) de l'auteur américain d'origine dominicaine Junot Díaz, et qui hop, là, comme ça, tranquille, a décroché le prix Pulitzer (entre autres). L'adjectif « Wondrous » du titre doit y être pour quelque chose ; la rumeur aussi, peut-être.
Toujours est-il que je m'attendais à un bouquin fun.
Or pas du tout.
The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, s'il fait sourire de temps à autre, est un roman fondamentalement tragique, avec des personnages tragiques, des situations tragiques et un dénouement tragique.
Là, vous êtes prévenus.
Mais du coup, je me demande où j'ai bien pu pêcher cette idée d'un bouquin fun... Sans doute cela vient-il du filtre « geek » : le « héros » du roman est un « nerd » complet, et le narrateur (généralement Junot Díaz lui-même, a priori) interprète le moindre événement à travers une grille de lecture faisant appel aux grands classiques de la sous-culture geek, SF et fantasy en tête (avec une nette prédilection pour Tolkien, citations à l'appui, et Dune), mais aussi comics, manga, jeux de rôles, etc. D'où cet exergue qui semble donner le ton :
« "Of what import are brief, nameless lives... to Galactus??"
« Fantastic Four
« Stan Lee and Jack Kirby
« (Vol. I, No. 49, April 1966) »
Cet exergue est parfaitement justifié. Mais pas dans le sens « rigolo »... Disons-le donc d'ores et déjà : non, The Brief Wondrous Life of Oscar Wao n'a rien à voir avec, disons, un (bon...) épisode de The Big Bang Theory, sans les rires enregistrés, et dilaté sur 350 pages. Et c'est tant mieux, et bien plus juste.
Il est un point, cependant, où c'est bien le titre qui peut nous mettre en erreur : non, The Brief Wondrous Life of Oscar Wao (outre qu'on peut se demander où est vraiment le « Wondrous »...) ne nous conte pas uniquement la vie brève et merveilleuse d'Oscar Wao. C'est en fait toute sa famille qui y passe. Et, en filigrane, toute la République dominicaine.
À cause du fukú.
Le fukú, c'est une malédiction, dont on dit qu'elle a été traînée en Amérique en général, et en République dominicaine en particulier, par Colomb en personne. Ou plus tard par les négriers. Enfin, en tout cas, c'est une malédiction, qui s'étend sur des générations. Et la famille d'Oscar, depuis au moins trois générations, est méchamment touchée par le fukú (si on y croit...), ainsi qu'on aura l'occasion de le voir au fil des pages de ce roman.
Mais commençons avec Oscar (non, pas Wao ; ce n'est pas son nom de famille, mais une mauvaise blague...) : Américain d'origine dominicaine, obèse, nerd achevé, passionné de SF et de fantasy, a pour ambition de devenir le J.R.R. Tolkien dominicain (ou son E.E. « Doc » Smith, ça dépend des fois) ; a un sérieux problème avec les filles : craint d'être l'exception qui confirme la règle selon laquelle aucun Dominicain ne saurait mourir vierge... Un personnage pathétique, loser jusqu'au bout des bourrelets, dans lequel, je plaide coupable, je me suis volontiers reconnu plus qu'à mon tour...
Il faut également évoquer sa sœur Lola, la rebelle, la punkette, indépendante au possible, à bien des égards l'antithèse de son « Mister » de frère. Sa vie n'est pourtant pas de tout repos non plus, ainsi qu'elle en témoigne à l'occasion elle-même (à la première personne, prenant le relais du narrateur « Watcher » – sur la zone bleue de la Lune, bien sûr).
Et il faut surtout remonter le temps, d'abord pour évoquer la cruelle adolescence dominicaine de leur mère Beli, puis « l'erreur » de leur grand-père Abelard. C'est alors l'occasion de dresser un terrible tableau de la République dominicaine sous la brutale dictature de Trujillo et de ses sbires (ou, si vous préférez, du Mordor sous la botte de Sauron et de ses Nazgûls). Tableau d'autant plus effrayant qu'il sera une découverte pour bon nombre de lecteurs (ce fut mon cas – je ne savais rien de rien à ce sujet). Et là, le fukú prend tout son sens... et à vrai dire les petits ennuis d'Oscar et de Lola, du moins dans un premier temps, paraissent dérisoires en comparaison.
Jusqu'au retour d'Oscar en République dominicaine, où, malgré l'assassinat de Trujillo et la fin du règne du démon Balaguer, il reste encore bien des séquelles du passé...
Junot Díaz nous conte tout cela en collant au plus près de ses personnages, et en même temps en usant de ce fameux « filtre geek » que j'évoquais plus haut – l'effet de décalage est parfois surprenant, parfois drôle, jamais gratuit, généralement bien vu, y compris quand il s'agit de décrire les pires des horreurs. The Brief Wondrous Life of Oscar Wao est un texte d'une empathie rare, qui mérite d'être relevée. J'avais déjà noté plus haut la très grande facilité avec laquelle le lecteur peut s'identifier à Oscar, mais c'est vrai d'autres personnages, tous, non pas plus vrais que nature, mais d'une humanité simplement parfaite. Aussi leurs émotions sonnent-elles juste, et leurs actions de même. C'est cependant avec Oscar que Junot Díaz gagne la palme de l'empathie sans pathos et du sentiment sans sentimentalisme ; à tel point que cet enfoiré m'a (presque) tiré des larmes de détresse lors d'une scène bouleversante (je ne vous dirai pas laquelle), ce qui ne m'étais pas arrivé au moins depuis la fin des Mille et Une Vies de Billy Milligan de Daniel Keyes, voire, du même, depuis la fin de Des fleurs pour Algernon.
Mais justement, la fin, parlons-en. Un peu. Je ne vais bien entendu pas la dévoiler, mais de toute façon le titre est assez explicite : on se doute bien que ça finit mal. Mais ici, j'avoue que la toute fin m'a déçu, en évitant le désespoir total, et en infusant une légère dose de « you can get it if you really want » finalement très... ben, américaine, quoi. Dommage. Mais bon. Ce n'est pas pour une ou deux pages que je vais faire la fine bouche.
Parce que, vous l'aurez compris, The Brief Wondrous Life of Oscar Wao est bien un grand roman, très émouvant, remarquablement bien construit, doté de solides personnages et par ailleurs – last but not least – superbement écrit, dans une langue très originale et sonore, usant et abusant du « spanglish ». En VO, je vous avouerai que ça ne m'a pas facilité la lecture – moi y'en a rien connaître à l'espagnol –, mais que le résultat est généralement délicieux. Je n'ai absolument aucune idée de ce que ça peut rendre en français ; en tout cas, je plains les pauvres traducteurs...
Bilan plus que satisfaisant, donc, pour cet étrange roman qui ne correspondait pas du tout à ce que je m'imaginais ; pas grave : c'était sans doute mieux comme ça.
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