En dépit de sa taille (presque 700 pages en édition de poche), la chronique de Travnik est un livre qui se lit très facilement, et en ce qui me concerne, je l'ai dévoré.
L'action se passe entre 1807 et 1815. Napoléon a pris pied dans les Balkans, à Sarajevo et Split. La France ressent le besoin d'installer un consulat à Travnik, résidence du vizir de Bosnie-Herzégovine. En réponse, l'Autriche-Hongrie ne tarde pas également à envoyer un consul. Cette parenthèse incongrue dans l'histoire de la ville durera jusqu'en 1815.
A la différence du "Pont sur la Drina", la communauté bosniaque est vue cette fois à travers les yeux des étrangers qui y vivent, et uniquement à travers eux. Cela fait de la "Chronique" un ouvrage peut-être moins universel, mais plus familier, plus accessible pour le lecteur occidental. Plus drôle également.
Car l'ambassadeur français, Daville, est un ancien révolutionnaire devenu bonapartiste que rien ne préparait à cette charge : traumatisé par la traversée du bazar sous les quolibets et les crachats de la plèbe bosniaque arriérée, Daville se réfugie dans la mauvaise poésie qu'il s'efforce de composer et dans les dépêches qu'il envoie à Paris ou à Split. Autour de lui, la petite communauté d'expatriés se forme : sa femme, une fée du logis assez terre-à-terre, le rejoint rapidement avec les enfants ; l'ambassadeur d'Autriche, Von Mitterer, le rival féru d'histoire militaire, et sa femme folle Anna Maria, apportent un élément de compétition mais aussi le rassurent. L'adjoint qui lui est envoyé est une déception : le jeune et brillant Des Fossés, qui lui s'intéresse véritablement à la Bosnie pour en écrire un livre et ne craint pas le terrain, n'a aucun intérêt pour la poésie et fait complexer son supérieur. Il y a aussi d'Avenat, français installé depuis longtemps en Orient, qui fait figure d'âme damnée, mais est aussi empoisonneur pour le pacha...
Pendant ces sept ans, le temps semble figé. Les communautés se regardent, se calomnient les unes les autres sans se parler, mais cohabitent. Il n'y a que les changements de vizir, ou les nouvelles venues d'Europe ou d'Istanbul qui rompent la monotonie abrutissante des jours. Le premier vizir, Mehmed Pacha, sourit tout le temps et est très affable, mais sait faire empoisonner son successeur désigné s'il le faut. Il est cependant contraint à fuir au profit d'Ibrahim Pacha, noble stambouliote relégué en Bosnie par une révolution de palais, qui finira par se lier d'amitié pour Daville. Le dernier vizir, Ali Pacha, préfère couper des têtes et poser les questions après. Le pouvoir oriental est montré dans son caractère arbitraire, imprévisible, usant. Dans sa barbarie aussi, avec les collections d'oreille d'Ibrahim, ou les têtes plantées sur des pieux. Vers la fin de son séjour, Daville mesurera l'usure qu'il a subie au contact des Balkans en sondant le désespoir d'un Marseillais venu faire des affaires dans le transport. Même le 2e consul autrichien qui remplacera Von Mitterer, Von Paulich, un jeune bloc de glace teuton complètement lisse, n'essaiera jamais de changer la vie de la communauté.
Il y a aussi le décor urbain de la ville de Travnik et de ses environs. La description initiale en fait presque un lieu de conte : la ville est à cheval sur deux versants, comme les deux pages d'un livre. Les deux consulats sont de part et d'autre, le bazar et le Konal du vizir sont au centre. Il est aussi question de nombreux villages des alentours, et du monastère de Guça Gora, peu distant.
Chaque chapitre développe des histoires concernant les rapports au sein de la communauté. Celles qui mettent en scène les expatriés sont très drôles, notamment celles sur Anna Maria, la fantasque épouse du consul autrichien (qui précipitera le départ du jeune Des Fossés). J'aime bien cette image des deux consulats qui s'épient, leurs fenêtres étant les seules à rester allumées de nuit, et qui cherchent à remporter de petites victoires complètement mesquines l'un sur l'autre.
Il y a un chapitre que j'aime beaucoup, le XX. Il est en deux parties. Dans la première, Frayssinet, l'entrepreneur Marseillais, arrive avec son bon sens et entend développer les transports en Bosnie. Il prend une orangeade avec un Daville dépassé. Dans la deuxième, trois gars sont allongés dans un champ en train de cuver leur rakia (eau-de-vie de prune). L'un d'eux, un raté, explique au passage comment le coton acheminé par les convois français est volé sur le chemin de bien des manières.
Il y a beaucoup d'instantanés de la communauté qui touchent juste : ces moines taillés comme des paysans qui viennent dîner chez Anna Maria, mangent avec timidité, refusent fermement les fruits mais acceptent les cigares. Cologna, médecin multilingue fou, qui appartient à toutes les communautés - c'est-à-dire à aucune -, qui est à mon avis une figure de l'auteur et mourra mystérieusement (chap. XII et XV). Un prophète qui annonce le XXe siècle au détour d'une dégustation de rakia (chap. XXVI).
Au niveau de la narration, ce livre est sans doute plus fouillé et plus littéraire que "Le pont sur la Drina". On y sent vraiment le plaisir du conteur propre à Andric. Au niveau de l'analyse de la communauté, les personnages sont peut-être plus truculents, plus typés que dans "Le pont sur la Drina". la "Chronique" délivre une image plus arriérée et plus bouffonne des communautés bosniaques que "Le pont sur la Drina", qui il est vrai couvre un arc chronologique bien plus large.
"La chronique de Drina", en dépit de sa taille, est peut-être l'ouvrage le plus accessible sur les Balkans, même si l'ouvrage préfère raconter une histoire plaisante et amusante plutôt que de fournir une image réaliste de la vie dans les campagnes de Bosnie à l'époque impériale.