La Cinquième Tête de Cerbère par thierryhornet
"La cinquième tête de Cerbère" est un recueil de trois textes de Gene WOLFE, grand styliste de la sf que le lectorat français redécouvre ces derniers mois grâce en particulier au splendide "Chevalier-Mage" publié par Calmann-Levy. Trois textes donc, liés car issus d’un même univers et marqués de thèmes proches. Mais trés différents les uns des autres, tant dans leur manière d’aborder ces thèmes que par leurs personnages, dont peu se retrouvent d’un récit à l’autre.
Les deux planètes jumelles, Sainte-Anne et Sainte-Croix ont été colonisée voilà bien longtemps par des Français. Un événement historique a ensuite fait basculer les planètes sous tutelle anglaise. Sur la première planète aurait vécu - ou vivrait toujours - un peuple aborigène antérieur aux premières colonisations et possédant certains pouvoirs, notamment de mimétisme. Selon certaines théories, ces êtres auraient pris l’apparence des colons pour éviter les persécutions. Il se pourrait même qu’ils aient finalement remplacés des colons.
La cinquième tête de Cerbère est le premier texte : les souvenirs de numéro 5, un enfant, dans l’étrange maison où son père, M.Million, poursuit des expérimentations génétiques douteuses. Sa tante Jeannine, sombre personnage, porte de longues robes et flotte au-dessus des parquets.
Récit, par John V. Marsh met en scène des aborigènes, les Enfants de la nuit [et vue par l’un d’eux], juste avant la colonisation "technologique" de la planète.
V.R.T. est l’histoire d’une incarcération injustifiée, dans un délire kafkaïen qui voit le Dr.Marsh soupçonné d’espionnage ; le récit de Marsh raconte aussi son expédition à la recherche des aborigènes avec son guide.
Les trois textes se présentent comme des quêtes : quête d’identité pour le premier, quête de l’autre pour le second et quête de vérité pour le troisième [sans que ces termes un peu arbitraires restreignent le champ de réflexion] et entre ces trois textes finalement sans grands points communs se tissent toute une série de liens et de thèmes transversaux, pour enfin refléter une sorte de cheminement initiatique, celui du lecteur, qui découvre peu à peu les mystères des planètes jumelles.
Sur ce canevas sont explorées les questions liées aux notions de gémelité, de double, de copie,... et, par effet inverse, d’individu, de singularité ou d’unicité. Autres thèmes de ce livre : la stagnation, l’éternel recommencement, le colonialisme, le paradis perdu, la mémoire... Et toujours cette touche un peu décalée des technologies autrefois avancées qui sont maintenant dépassées :
« Un de nos gardiens devint fou, carbonisa 15 détenus et tint tête aux autres gardiens toute la nuit qui fut zébrée de flammes blanches et bleues. Il ne fut pas remplacé. » [les gardiens sont des sortes de robots]...
Phrase simple, concise, mais qui en disent long sur l’univers... une bonne partie, déjà, de ce qui fait un grand écrivain.
Que dire de l’écriture et du style ?
C’est un pur bonheur.
Fluide, imagé sans être lourd, rythmé, le livre se dévore avec grand plaisir. Seuls les aficionados de l’explicite seront déçus, car le livre ne dévoile pas tout ces secrets facilement, jouant des incertitudes davantage que des évidences. "La cinquième tête de Cerbère" fait partie de ces romans que l’on relit cinq ans plus tard pour en ressortir plus surpris encore par la richesse du contenu. Une seconde lecture est grandement appréciable pour recouper les pistes, et éclaircir une partie du mystère.
« Vous et moi avons des conceptions opposées sur la question. Loin de moi l’idée de dénigrer ce que vous faites - mais ce n’est pas la même chose que moi. Vous souhaitez découvrir la vérité, et j’ai bien peur que vous ne trouviez très peu de choses. Moi, je cherche des choses fausses, et j’en ai trouvé en quantité. Vous voyez ? »
Voici donc un livre surprenant, composite mais cependant incroyablement cohérent, aussi agréable à la lecture que riche en réflexions, profond comme un songe et tout aussi trouble.