La critique des siècles passés, notamment au XVIIème accorde une importance prédominante au théâtre en le considérant comme une tribune politique et morale qui permet d'inculquer des valeurs aux spectateurs. Ceux-ci ont un rôle citoyen, la place du spectateur est alors centrale en ce que la morale, qui influe sur la réception du spectacle, est envisagée pour juger une pièce. Il est notable que les critiques de Lucrèce Borgia (je risque l'anachronisme, excusez mes bonds temporels...) ont, en leur temps, mis en évidence la figure du monstre dans le personnage de Lucrèce, reine capable des pires crimes, et sur l'influence qu'elle peut avoir sur les spectateurs. Est ainsi évoqué dans la critique de Lucrèce Borgia de Gustave Planche (1833), la place du plaisir du spectateur qu'évoque Bernard Dort : « [La] critique [dramatique] des quotidiens, écrite la nuit ou même le lendemain matin, sur le coup de l’impression ressentie à la représentation, ne peut être –dans le meilleur des cas –qu’une critique à fleur de peau: elle rend compte, plutôt que d’un spectacle, de l’accueil qui fut fait à ce spectacle [...] Tout y est mis sur le même plan: on juge, mais l’on juge comme l’on goûte un plat. Il s’agit seulement de plaisir ou de déplaisir. [...] »*. Il s'agit selon lui de s'adresser aux yeux, par le spectaculaire qui apparaît alors comme problématique dans la représentation. Le critique ne peut donc pas omettre la place du spectateur, en tant que juge de la pièce comme en tant que représentant de l'ère du temps et révélateur des notions sociopolitiques de cette dernière.
A la lecture, au XXIème siècle, de La Critique de l'école des femmes, force est de constater l'évidence même, tout n'est que douce et ô combien délicieuse ironie. Ironie que ces personnages qui dialoguent à propos de mais jamais en essayant de comprendre le sens de ou de se remettre en question. Ironie que ces avatars qui décortiquent L’école des femmes par les mots, le regard et l'impertinence ô combien savoureuse de Molière. Ironie que tous ces caractères humains, ces attitudes, ces hypocrisies et paresses intellectuelles, ces esprits où manque l'esprit. Ironie qui, bien des siècles après, semble non pas résonner mais réveiller mon regard : ces mots sont vrais ô combien actuels.
Si on devine aisément les raisons qui ont donné naissance à cette critique, il est notable que Molière, en bon esprit, a pris soin de distiller des phrases, par ci par là, pouvant éclairer son œuvre de manière plus large.
Dans un cadre journalistiques; les critiques sont bien souvent politisés car ils doivent répondre à la ligne éditoriale du périodique. Dès lors, l''indépendance intellectuelle d'un critique ou son absence,est à mon sens problématique. Le public ciblé est dès lors important dans la prise en compte de la politique d'un journal. Il est logique que la presse veuille satisfaire son lectorat et la réception d'une œuvre par un public entre en compte dans la rédaction d'un article, que ce processus s'effectue de manière consciente ou non. La critique de la pièce de Hugo Le Roi s'amuse publiée dans le journal Le Constitutionnel le 21 novembre 1832 prend le parti d'analyser les réactions du public. Certaines réactions semblent alors dissonantes par rapport à l'immoralité de la pièce et la question de la réception du public est centrale puisque ce qui est considéré comme moral ou non est défini par la société qui va au théâtre. Les "admirateurs" sont qualifiés "d'amis" de Victor Hugo, du point de vue du critique, il semble impossible que les spectateurs puissent apprécier une telle pièce sans être de parti pris. De l'expérience de "la première représentation", le critique tire une conclusion généralisante qui corrobore son point de vue sur la pièce.
Dans La critique des l'école de femmes de Molière, par Molière. Molière.
Dans cet ouvrage, donc, est présentée une diversité de jugement de la pièce. Cependant, le jugement négatif est bien souvent tourné en dérision en tant qu'il se résume à répéter à qui veut l'entendre que la pièce est immorale sans développer autrement (cf titre de cette critique). Ainsi Molière critique-t-il en son temps, les modes et goûts des critiques qui suivent aveuglément la pensée dominante, ce qui, dans les faits, consiste à flagorner l'élite intellectuelle, celle de la Cour. Il est alors fait mention de la réception du public et, par la même, de la question du plaisir. Les goûts changent et les us et coutumes, les mœurs, évoluent. La diversité de point de vue est ici présentée comme bénéfique par Dorante : "j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu estimer le plus" (page 19).
L'hypocrisie, comme souvent raillée chez Molière, est ici explicite, la réception d'un spectacle s'effectue par rapport au public et aux normes sociales. Ainsi la bourgeoisie qui ne veut pas "rire comme le parterre" est moquée et mise en opposition au jugement des spectateurs qui peut "se laisser prendre aux choses" (page 21), sous-entendu sans jugement préétablis. De même, à la fin de la pièce de Molière, les personnages font remarquer que leur dispute ferait une bonne comédie. L'ironie est palpable, Molière déplore les jugements préconçus en fonction d'éléments extérieurs en explicitant l'idée que le spectacle se fait aussi dans la salle. Les paroles performatives d'Uranie "La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d'en demeurer là" développent cette idée : le spectacle continue après la représentation et le sens critique (le fameux !) est conditionné par la réception des autres spectateurs.
L'étude des comportements des masses par la sociologie au début du XXème s'est effectuée en parallèle de la création institutionnelle d'une sémiologie des arts du spectacle. Le jugement critique s'est donc progressivement tourné vers l'étude des signes du spectacle théâtral. L'indépendance de la mise en scène en tant qu'élément propre au théâtre par rapport au texte a été déterminante. A l'ère de la mondialisation et de l'internet, la critique a évolué, tout à chacun peut être critique et les spectateurs peuvent prendre la parole. La réception d'une pièce en tant que spectacle ponctuel dans un lieu défini, avec des spectateurs n'est pas nécessaire mais elle semble faire état de la subjectivité du critique qui est un spectateur comme un autre.
Molière est ici joueur, railleur et beau spectateur de son époque, comme toujours, mais aussi de son propre théâtre. Il réussi à évoquer, pêle-mêle, la place du spectateur dans la société, de la validation sociale donc, des règles qui font (ou non) l'art, les reproches qu'on lui fait, sa propre liberté d'auteur... par le rire.
Après tout, « ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles » Uranie, porte-parole d'un Molière aujourd'hui auréolé, prend des risques qu'elle calcule très consciemment.
L'objectivité d'une critique est un piège et sa quête est trompeuse car vaine.
Il est question de la réception du public dans les critiques et ce, quelque soit l'art convoqué. Il est cependant notable que le spectacle vivant est par essence lié au public car permis par ce dernier. Un public, au théâtre, forme une unité composée d'une multitude de subjectivités. Sa place dans une représentation est centrale, au théâtre, il ne peut y avoir de spectacle sans public et, de ce fait, il semble difficilement envisageable pour un critique de ne pas le prendre en compte.
(*) Bernard Dort, «Un théâtre sans public, des publics sans théâtre»,Théâtre populaire,n°4, novembre-décembre 1953 et n°5, janvier-février 1954.