Le Zola sur la guerre. Pas n'importe quelle guerre: celle de 1870, qui ne laisse aujourd'hui, malheureusement, qu'un souvenir flou dans la mémoire collective.
C'est le roman de l'héroïsme de la foule, d'un martyr collectif:
"Et Maurice, à ce moment, au fond de l’ombre frissonnante, eut la conscience d’un grand devoir. Il ne cédait plus à l’espérance vantarde de remporter les victoires légendaires. Cette marche sur Verdun, c’était une marche à la mort, et il l’acceptait avec une résignation allègre et forte, puisqu’il fallait mourir."
Le roman est l'occasion de rendre hommage au courage résigné d'une armée, et plus particulièrement à l'héroïsme calme de l'artillerie:
"Mais ce qui frappa surtout Maurice, ce fut l’attitude des conducteurs, à quinze mètres en arrière, raidis sur leurs chevaux, face à l’ennemi. Adolphe était là, large de poitrine, avec ses grosses moustaches blondes dans son visage rouge ; et il fallait vraiment un fier courage pour ne pas même battre des yeux, à regarder ainsi les obus venir droit sur soi, sans avoir seulement l’occupation de mordre ses pouces pour se distraire. Les servants qui travaillaient, eux, avaient de quoi penser à autre chose ; tandis que les conducteurs, immobiles, ne voyaient que la mort, avec tout le loisir d’y songer et de l’attendre. On les obligeait de faire face à l’ennemi, parce que, s’ils avaient tourné le dos, l’irrésistible besoin de fuite aurait pu emporter les hommes et les bêtes. À voir le danger, on le brave. Il n’y a pas d’héroïsme plus obscur ni plus grand."
Mais la cavalerie n'est pas en reste, avec la description de cette charge désespérée, mais finalement inutile, à l'image de l'utilisation du cheval dans la guerre industrielle. Cette charge téméraire, c'est le téméraire testament de la cavalerie:
"On allait charger à la mort, sans résultat possible, pour l'honneur de la France."
"Tout sombra, un engloutissement parmi les baïonnettes, au milieu des poitrines défoncées et des crânes fendus. Les régiments allaient y laisser les deux tiers de leur effectif, il ne restait de cette charge fameuse que la glorieuse folie de l'avoir tentée. [...] Maurice et Jean qui avaient suivi l'héroïque galop des escadrons, eurent un cri de colère:
"Tonnerre de Dieu, ça ne sert à rien d'être brave!"
Mais plus spécifiquement, c'est la progression d'un régiment d'infanterie que l'on suit. Les deux personnages principaux, Maurice et Jean, sont deux hommes que tout oppose: le bourgeois cultivé, nerveux, et frêle d'un côté; de l'autre, le rude paysan, calme et fort. Ils évoluent dans cette guerre de transition entre deux monde: celui où la France domine, éclairée par le souvenir de Napoléon, et celui où elle ne devient qu'une puissance déclinante parmi d'autres. La fin de ce monde, c'est aussi la fin de l'empereur, celui qui, miné par la maladie, aurait voulu être l'Autre, mais qui, sentant la fin venir, ne peut qu'arpenter, tel un spectre, le champ de bataille, admis nulle part, responsable de tout et pour tous, chacun voulant sa mort:
"Maurice revit l’ombre de l’empereur, allant et revenant d’un train morne, sur les petits rideaux de la vieille Madame Desroches. Ah ! cette armée de la désespérance, cette armée en perdition qu’on envoyait à un écrasement certain, pour le salut d’une dynastie ! Marche, marche, sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l’extermination !"
Qui catalyse la haine du peuple et des soldats, souillés de l’humiliation de la défaite:
"La vieille femme, qui avait entendu, restait béante. C’était, en effet, contre la vitre, une apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints, les traits décomposés, les moustaches blêmies, dans cette angoisse dernière. Et la vieille, stupéfaite, tourna tout de suite le dos, s’en alla, avec un geste d’immense dédain.
— Ça, un empereur ! en voilà une bête !"
Maurice et Jean progressent dans la boue, au milieu du vice des autres soldats, dirigés par des généraux incapables même de les mener à l'ennemi. On marche, on marche, on marche, et jamais on ne se bat. Le personnage de Jean est comme un hommage à la terre, qui dans sa simple vertu, va détacher Maurice de l'influence vicieuse des autres soldats. C'est Jean, la Terre, et non la paysannerie, plutôt cupide bien que finalement patriote, qui fait l'objet d'éloges. L'armée elle-même est loin d'être décrite comme un rassemblement d'homme courageux soudés par l'amitié virile. Si l'on excepte Maurice, qui cherche dans son engagement, volontaire, une rédemption à ses fautes passées, les autres personnages, s'ils ont intégré l'armée plein de vices, ne changent pas. D'ailleurs, certains personnages deviennent plus mauvais au fil du récit (le personnage du chrétien).
On suit les mouvement, parfois compliqués, et long (trop longs) des troupes, qui marchent jour après jour, dans un sens puis dans l'autre, sans jamais combattre.
Puis, c'est la bataille. Les français sont vaincus, et l'armée déportée sur une presqu'île où elle meurt de faim, menacée aussi par la maladie, la pluie, et les chevaux (!), qui se déplacent par meutes, écrasant tout sur leur passage.
Finalement, les personnages s'en sortent. Fin de roman? Non, c'est la Commune, événement mythique, qui, contrairement à la guerre en elle-même, est traité assez rapidement (un cinquième du roman peut-être). Nos deux amis se trouvent engagés dans des camps opposés: Jean, chez les Versaillais, en a assez de la guerre, et veut la paix, l'ordre. Maurice, dans la Commune, est dégoûté de la bassesse des hommes, et surtout de leurs dirigeants, de l'injustice de la société. Il veut tout raser, et même incendier Paris s'il le faut, afin de bâtir un société nouvelle, sur des bases saines. Mais les Versaillais gagnant, Jean tue, sans l'avoir reconnu, Maurice. Jean s'en va, seul, avec l'espoir d'une France à reconstruire.
PS: opinion intéressante sur les francs-tireurs, décrits ici comme des quasi-brigands, faisant la guerre tout de même, dans une représentation assez éloignée de l'image héroïque qu'on nous en donne habituellement.
"Alors, pendant qu’on revenait vers le camp, Maurice songea à ces compagnies franches, sur lesquelles on avait fondé tant d’espérances, et qui déjà, de partout, soulevaient des plaintes. Elles devaient faire la guerre d’embuscade, attendre l’ennemi derrière les haies, le harceler, lui tuer ses sentinelles, tenir les bois d’où pas un Prussien ne sortirait. Et, à la vérité, elles étaient en train de devenir la terreur des paysans, qu’elles défendaient mal et dont elles ravageaient les champs. Par exécration du service militaire régulier, tous les déclassés se hâtaient d’en faire partie, heureux d’échapper à la discipline, de battre les buissons comme des bandits en goguette, dormant et godaillant au hasard des routes. Dans certaines de ces compagnies, le recrutement fut vraiment déplorable."
Ils sont là dans ce que j'estime l'un des meilleurs passages du livre, celui de la parodie de procès de l'espion, passage violent, drôle, cynique.