Célèbre anthropologue et militant de l'anarchisme contemporain, décédé en 2020, David Graeber a livré une oeuvre importante et que son décès a permis de mettre en valeur. Ici, Flammarion publie un long article de cent pages qu'il a écrit pour la Revue semestrielle MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), intitulé La démocratie aux marges.
A la première lecture, j'ai été saisi par plusieurs thèmes assez novateurs, reprenant parfois la critique anarchiste de la démocratie représentative, mais appliquant surtout les éléments anthropologiques qu'on attendait de Graeber. A la deuxième lecture, ça y est on comprend mieux ce qu'il veut dire par une démocratie aux marges.
Pour Graeber, et il le développe dans deux chapitres introductifs succincts mais convaincants, la tradition "occidentale", c'est à dire nord-atlantique, a eu tendance à essentialiser ce qu'elle concevait de sa propre civilisation à travers un héritage littéraire qu'elle s'est elle-même attribuée. Critiquant les théories de Samuel Huntington selon qui la "civilisation occidentale" n'a plus vocation à se projeter sur les autres civilisations, qui ne sont de toute façon pas réceptives à ses valeurs pluralistes, individualistes et libérales, Graeber démontre à quel point l'Occident s'est lui-même persuadé d'avoir inventé les valeurs qu'elle accuse les autres civilisations de ne pas pouvoir incuber. Parmi lesquelles la démocratie.
La démocratie, scindée entre l'octroi de la responsabilité politique à des représentants élus et la quête du consensus au terme d'un processus de débat, serait bien davantage apparue au sein (et vit presque uniquement par) de multiples expériences démocratiques interstitielles : "prolétariat atlantique" (communautés autonomes de laissés-pour-compte du capitalisme esclavagisme aux XVIIe-XVIIIe siècles), communautés pirates rejetées hors de tout pouvoir de l'Etat moderne, tribus indigènes américaines précolombiennes, etc. Tous ces modèles politiques prônaient une horizontalité quasi-totale, un refus de la coercition, une quête du consensus, et la désignation d'un chef n'est que temporaire et la révocabilité de ces chefs très facile à produire.
Mais, la démocratie telle qu'on l'apprend à l'école serait pourtant née dans l'Athènes du Ve siècle, avant d'être resuscitée par les révolutions atlantiques issues des Lumières au XVIIIe siècle. Pas exactement, nous dit Graeber : les élites "éclairées" qui ont repris la "démocratie" antique y ont d'abord été profondément opposées (voir notamment les brûlots de John Adams à l'encontre de la démocratie grecque, bien trop égalitaire, et sa préférence pour la Constitution mixte romaine, permettant de partager le pouvoir entre un chef puissant, une chambre haute aristocratique assurant les intérêts des plus riches et une chambre basse peu puissante dédiée aux intérêts fiscaux des plus pauvres). Elles n'ont intériorisé l'idée et le terme de démocratie qu'assez tard, au cours des années 1830-1840, tout en conservant un modèle essentiellement "républicain" (au sens romain du terme) et sans jamais adopter des modèles directs et horizontaux.
Mais la supercherie ne s'arrête pas là. Et c'est le point finalement le moins démontrable, et Graeber en fait la pierre angulaire de son propos : il y a un lien entre les expériences démocratiques interstitielles évoquées plus haut et l'adoption des principes républicains voire démocratiques des élites atlantiques. L'origine de la démocratie moderne résiderait dans l'adoption et la dilution de ces modèles informels, temporaires et mouvants par les élites politiques répondant à des aspirations populaires, et par l'effacement immédiat de ce lien d'hérédité par ces mêmes élites : il aurait été très mal venu pour un Founding Father ou un Tory de tirer ses idées libérales de malfrats échappés des galères australiennes ou d'anciens esclaves en fuite. Il aura donc été obligatoire de recouvrir cet héritage honteux d'un voile plus honorable, et quoi de mieux que la filiation antique pour cela. Les théoriciens libéraux ont donc pris soin d'intégrer à leur modèle politique cette filiation, afin que la démocratie soit pour toujours circonscrite à la "civilisation occidentale". Les traces ont été effacées, c'est donc indémontrable.
Mais séduisant. Car de toute évidence, cette démocratie représentative qui prétend tirer son origine d'Athènes, mais qui n'en retient que l'aspect oppressif, patriarcal et esclavagiste, ne fonctionne que par l'appui de son appareil d'Etat coercitif : il faut bien faire accepter ces innovations à une populace qui aurait le mauvais goût de les refuser, voyant le pouvoir à nouveau confisqué par une caste dont des élections variables lui assurent un blanc-seing. Et Graeber de terminer en multipliant les exemples de démocratie au sens le plus fort du terme, qui confinent toujours à l'idée qu'un Etat ne peut qu'empêcher la quête du consensus, occupé qu'il est à assurer sa perpétuation par la coercition : soulèvements zapatistes au Chiapas en tête. Cela reste anarchiste, et Graeber lui donne une théorisation anthropologique magistrale, qu'on lit et qu'on relit. Concluons avec le maître lui-même :
Les Etats, en raison de leur nature même, ne peuvent pas être
véritablement démocratisés. Ils ne sont rien d'autre que des moyens de
réguler la violence. Les fédéralistes américains étaient très
réalistes quand ils affirmaient que la démocratie ne convient pas à
une société fondée sur des inégalités de richesse, dans la mesure où
un appareil de coercition est nécessaire pour protéger les richesses
et pour tenir en respect cette "populace" à laquelle la démocratie
prétend donner le pouvoir. (p. 111)