Comment l'Etat s'est soumis au financement par les marchés, mais peut-il s'en dépêtrer ?

Un petit ouvrage d'intervention, à la sortie de deux années covid, durant lesquelles les débats politiques et économiques ont rouvert la réflexion sur la dette et les possibles sur le financement de la dette, déjà amorcés durant la crise des dettes souveraines.

Fort de ses années de recherches et d'enquête sur l'ordre de la dette étatique, l'auteur entend montrer que l'Etat s'est lui-même plié et lié au destin de la finance privée, en lui fournissant la matière suffisamment stable pour la rendre lucrative de manière sécurisée (des OAT, les obligations du Trésor, dont la pérennité découle du statut de l'Etat, institution relativement stable et capable de se renflouer de plusieurs manières, voire d'éponger une partie de sa dette, du moins virtuellement). L'une de ses thèses principales, dont le titre de l'ouvrage découle, largement inspirées par l'ouvrage de Wolfgang Streeck Du temps acheté, consiste à affirmer que la finance privée constitue le "public" fort de la démocratie, lui dictant ses prérogatives, tant que l'architecture des modes de financement de la collectivité empruntera les voies des marchés financiers, par l'émission d'obligations détenues par des acteurs y attachant des titres plus risqués.

Cependant, la proposition de raviver le circuit du Trésor (qui s'apparenterait à la "main gauche", redistributive de l'Etat, face à une "main droite", austéritaire et répressive, qui serait incarnée par la Cour des Comptes et Bercy) est assez décevante et illustre les deux faces de la recherche universitaire aujourd'hui : une face critique précise et lucide, adossée à un imaginaire pauvre, qui me semble en partie corrélé à la spécialisation au sein du champ scientifique, entérinant une forme de division du travail entre l'analyse du scientifique et la praxis du militant ou du personnel politique qui "prendrait" cette préconisation "clé en main"... (pensée émue pour les espoirs naïfs et déçus de Piketty avec Hollande en 2012)

Cette recommandation n'est finalement qu'interne au champ du pouvoir et de l'économie politique, circonscrite aux politiques économiques. Les structures fondamentales de l'économie de marché capitaliste ne sont pas plus en avant interrogées. Ce réformisme incrémental, prêché par des auteur·ice·s comme Thomas Piketty (taxation des hauts revenus, des détenteurs de patrimoine et des dividendes, avec cogestion) ou Dominique Méda (sur le renouvellement du sens dans la sphère du travail, la revalorisation du CDI) manquent terriblement d'ambition et d'une logique systémique. Pourtant, l'interdépendance des systèmes économiques et mondiaux exige de sortir d'une réflexion stato-nationale, en essayant d'imaginer les innovations politiques et institutionnelles propres au régime global dans lequel la France s'inscrit, et qui pourraient redonner aux Etats qui s'associeraient l'ascendant sur les acteurs privés.

Enfin, je pense que cet ouvrage rate l'occasion d'interroger les fondements de la légitimité de l'endettement de l'Etat au nom de la collectivité, qui semble décidément échapper au public, en n'étant investi que par des professionnel·le·s et des expert·e·s rejoignant par affinité élective et sédimentation de dispositions une "main gauche" ou une "main droite" de l'Etat (ces métaphores ayant l'inconvénient de réduire très schématiquement les rapports de force au sein de l'Etat à des services qui seraient l'émanation de l'Etat providence, quand d'autres le seraient de l'Etat policier - oublieuses de l'application discriminatoire et adossé à la contribution par l'emploi et le mérite de la délivrance d'un certain nombre de prestations).

Argentoine
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le 15 oct. 2022

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