Ettore Majorana, physicien de génie né en 1906 à Catane, disparut en 1938 dans des circonstances extrêmement troubles, alors que l’ombre des régimes totalitaires d’Italie et d’Allemagne s’épaississait sur l’Europe. Sa disparition, d’autant plus que son corps n’a jamais été retrouvé, a suscité de nombreuses spéculations sur un possible suicide, un obscur complot contre la communauté scientifique italienne à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale ou encore une disparition volontaire du scientifique.
« La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie : et le jeune professeur avait franchi ce pas, en se jetant dans la mer, ou dans le Vésuve, ou en choisissant un autre genre de mort plus sophistiqué. Et les membres de sa famille, comme cela se produit toujours dans les cas où l’on ne retrouve pas le cadavre, ou quand on le trouve par hasard plus tard et méconnaissable, voilà qu’ils entrent dans la folie de le croire encore vivant. Et elle finirait bien par s’éteindre, cette folie, si elle n’était continuellement alimentée par ces fous qui surgissent pour dire qu’ils ont rencontré le disparu, qu’ils l’ont reconnu à des signes certains (qui, en réalité, sont vagues avant qu’ils aient rencontré la famille ; et ce sont précisément les gens de la famille qui, avec leurs interrogations anxieuses et incontrôlées, les font devenir des certitudes). »
S’appuyant sur les documents et les sources fragmentaires de l’enquête de 1938, mollement menée par des autorités italiennes convaincues du suicide de Majorana, Leonardo Sciascia compose une variation sur cette disparition et une réflexion passionnante sur la responsabilité des hommes de science.
Avant Werner Heisenberg, Majorana a élaboré la théorie du noyau constitué de neutrons et de protons, mais il a refusé de la publier et aurait préféré détruire ses papiers. Poussé par l’insistance de Fermi aux côtés duquel il travaillait à l’Institut de Physique de Rome, il était cependant entré en contact avec Werner Heisenberg, s’est rendu en Allemagne à son invitation en 1933, y rencontrant l’homme qu’il a sans doute considéré comme le seul de ses pairs, comme en témoignent ses lettres de l’époque.
À partir de recherches minutieuses, entre enquête policière et fable philosophique, Leonardo Sciascia tente de reconstruire la personnalité d’Ettore Majorana, étoile filante de la physique, homme de science précoce et intuitif fuyant tous les honneurs. Sciascia pressent que la thèse du suicide n’est pas la bonne et que le jeune scientifique, sans doute à l’orée de la découverte de la fission nucléaire, a dû être terrifié par ce résultat et a tendu dès lors vers un seul objectif, trouver un point de fuite, peut-être pour retarder de quelques années la réalisation de la bombe atomique.
« Sans le savoir, sans en avoir conscience, comme Stendhal, Majorana tente de ne pas faire ce qu’il doit faire, ce qu’il ne peut pas ne pas faire. Directement et indirectement, grâce à leurs encouragements et à leur exemple, Fermi et les «garçons de la via Panisperna» l’obligent à faire quelque chose. Mais il le fait par plaisanterie, par pari. Avec légèreté, ironie. Avec l’air de quelqu’un qui, dans une soirée entre amis, s’improvise jongleur, prestidigitateur : mais qui se retire dès que les applaudissements éclatent, s’excuse, dit que c’est un jeu facile, que n’importe qui peut le faire. Obscurément, il sent, dans chaque chose qu’il découvre, dans chaque chose qu’il révèle, un pas qui le rapproche de la mort ; et que «la» découverte, la révélation complète de l’un des mystères que lui confie la nature, sera la mort. Il est tout un avec la nature, comme une plante, comme une abeille ; mais, à la différence de celles-ci, il a une marge de jeu, même si elle est étroite ; une marge grâce à quoi il peut la détourner, où il peut chercher, fût-ce en vain, un passage, un point de fuite. »
C’est grâce à Jérôme Lafargue, libraire d’un soir chez Charybde en juin 2017, que j’ai découvert ce livre dense et fascinant publié en 1975 et traduit de l’italien par Mario Fusco pour Les lettres nouvelles / Maurice Nadeau (1977), réédité par les éditions Allia, qui fait écho aux doutes de Werner Heisenberg, autre personnage insaisissable, magistralement mis en scène par Jérôme Ferrari (« Le principe », Actes Sud, 2015).
La première parution du livre en Italie, sous forme de feuilleton dans le journal La Stampa, a suscité une polémique, toujours d’actualité, que les éditions Allia ont eu la bonne idée de faire figurer à la fin du livre.
« Les morts se retrouvent ; seuls les vivants peuvent disparaître. »
Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog de Charybde ici : https://charybde2.wordpress.com/2019/07/21/note-de-lecture-la-disparition-de-majorana-leonardo-sciascia/