De l'infidélité et de la soif de nouveauté
La Dispute est une pièce de Marivaux un peu méconnue, à tort, peut-être parce qu'elle est un peu trop "expérimentale" selon le mot de mon fantastique prof de XVIIIe siècle qu nous en a conseillé la lecture. Expérimentale oui, au sens où justement le but avoué est de faire une expérience, avec en jeu un problème capital : "Qui de l'homme ou de la femme a été le ou la première à tromper l'autre ?" Cela peut paraître fort anodin mais il faut voir un peu plus loin : répondre à cette question, c'est tâcher de déterminer qui de l'homme ou de la femme est le plus fiable, le plus vertueux, le plus admirable, en un mot qui est le meilleur. Y a-t-il une valeur intrinsèque, ontologique, en l'homme ou la femme, qui permette d'établir une hiérarchie entre eux ? Y a-t-il des caractéristiques naturellement et substantiellement différentes entre eux (je vais un peu loin peut-être mais il y a de ça) ? Bref, pour parler actus, il y a une dimension de théorie du genre là-dedans. Ainsi, sous une apparence frivole, un problème universel de rapports de forces et de valeur. Mais rassurez-vous tout de suite, Marivaux est un écrivain évolué et intelligent, non réactionnaire et dangereux. (Ceci dit la misogynie était à la mode au XVIIIe et d'autres ont eu le défaut d'être complètement stupides quant il s'agissait de la condition féminine mais brillants par ailleurs... Je vous laisse étudier la question.)
Et à grand problème, grands moyens : le Prince a concocté un petit spectacle pour son amante Hermiane grâce aux démarches de son père entreprises en ce sens. Quatre individus, deux hommes et deux femmes, élevés seuls avec pour seule compagnie deux esclaves, reclus et n'ayant jamais vu d'autres êtres humains. Placés avec adresse face les uns aux autres successivement, par l'industrie des esclaves et du Prince, les amours se font et se défont, dans un lieu abstrait, un huis clos presque, en un temps record. Une expérience dont les cobayes sont des humains. La reconstruction a posteriori, et avec un souci de rigueur logique, des causes de l'amour, de son déploiement, et de sa destruction. On a l'impression de rembobiner une cassette puis de la repasser en accéléré.
Le tout est donc un mélange pseudo-scientifique de thèses à démontrer et d'expériences permettant de les confirmer ou de les infirmer. Avec une étude psychologique des sentiments humains. Rien que ça, et en cinquante pages tout au plus... C'est un peu la découverte de la liberté dans une forêt X au sortir de l'innocence, un mélange entre le mythe de la caverne platonicien et la Genèse - le concept est humainement barbare mais scientifiquement intéressant.
Et après avoir vu mis sur la scène les pires mijaurées mais aussi les plus honnêtes (ce qui est assez tragique, elles n'ont pas appris l'hypocrisie donc elles disent ce qu'elles pensent et en deviennent détestables), et des hommes aussi inconstants qu'elles mais plus patauds (bêtes), le spectateur commence par être tenté de se dire "Ah ben dis donc les femmes c'est vraiment les pires"... Et en fait non, l'homme et la femme sont finalement sur un pied d'égalité pour ce qui est de l'inconstance - ils sont tous deux fautifs, l'un ne précède pas l'autre mais la "faute" est contemporaine... Elle ne se présente juste pas de la même façon, l'homme et la femme étant différents dans leur manière d'agir et de penser vis-à-vis d'elle. Il y a une différence donc naturelle et psychologique entre l'homme et la femme, mais non pas une différence axiologique. Et le problème n'est pas ici de savoir, précisons-le, si l'inconstance est une faute morale ou non. On part du fait de l'inconstance, et c'est tout, s'il y a appréciation morale elle est individuelle, vient de personnages isolés. Les femmes défendent plutôt bien leur point de vue même si leur narcissisme (importance du thème du miroir assez intéressante), leur vanité et leur médisance entre elles sont complètement insupportables. La conclusion tirée par le Prince à la fin de cette courte pièce est très claire - la femme n'est pas pire que l'homme, et réciproquement. Et l'être humain est inéluctablement guidé par ses passions, et sa soif insatiable de nouveauté, de changement, d'autre tout simplement - que ce soit un bien ou un mal.
Le propos est par conséquent intéressant, original dans son traitement (et la rapidité est un moindre mal, parce que nous sommes au théâtre et que le problème temporel n'est pas un problème de durée mais d'ordre, de succession), et moderne dans ses conclusions. Ça se lit comme un rien, c'est agréable à lire, et la mise en abyme du théâtre, où les protagonistes finissent par se savoir observés non pas comme acteurs, mais comme objets d'étude, est divertissante. Ça rappelle un petit peu, dans la forme, L'Illusion comique. Bref, il ne faut pas s'en priver, c'est du Marivaux très marivaudien dans le sujet et très... nouveau dans le côté atemporel, abstrait, voyeur. (Même si on retrouve des thèmes récurrents : la volonté d'expérience, l'isolement dans un endroit entre des personnages, la réduction du temps et donc de l'espace...)