Pourquoi ceux qui pensent se débarrasser du capitalisme demain se trompent
Fernand Braudel est, de ce que j'en ai lu, considéré comme l'un des plus grands historiens français, son apport majeur étant de cesser d'analyser un évènement en soi et de partir de la notion d'espace. C'est ce qu'il fit avec sa thèse sur la Méditerranée au temps de Philippe II, qui est en outre son ouvrage le plus connu.
La dynamique du capitalisme est le premier livre que je lis de Braudel. Il a des points forts : il est court (120 pages) et - ouf - il se lit facilement (j'ai toujours peur des "grands auteurs", et cette capacité à rendre compliqué des propos qui peuvent s'expliquer simplement est ce qui m'énerve le plus chez certains d'entre eux). Mais venons-en au livre.
Braudel distingue l'économie en 3 sphères qui se sont superposées les unes aux autres successivement. La première, tout en bas, la vie matérielle (la vie quotidienne) qui est surtout basée sur l'autoconsommation. On produit pour nous, absolument pas dans le but d'échanger. La seconde sphère est celle de l'économie de marché : on ne produit plus essentiellement pour soi-même mais l'on a l'intention d'échanger les produits. Ainsi, Braudel définit l'économie de marché comme celle mettant en rapport direct la production et la consommation. Producteurs et consommateurs sont connus, la relation est transparente et directe. C'est la relation économique que nous vivons tous au quotidien, au marché par exemple.
La troisième sphère est ce qu'il appelle le capitalisme. Braudel n'a en effet pas une conception du capitalisme qui en ferait l'ensemble majestueux du système économique (comme Marx ou Weber). Braudel appelle capitalisme les échanges, tout en haut de la pyramide, caractérisés par l'asymétrie de l'information. Celle-ci est rendue possible par la multiplication des intermédiaires. Ce sont dès lors ces intermédiaires (ces "négociants") qui ont le pouvoir, et ce pour deux raisons : ils sont les seuls, d'abord, à d'identifier le producteur et le consommateur parfaitement ; ils disposent, ensuite, d'argent comptant en masse !
Le capitalisme (ex : les Bourses) est donc caractérisé par des acteurs très peu nombreux mais en revanche immensément puissants. Ils sont caractérisés par la non-spécialisation (ils investissent là où il y aura profit). Surtout, ils sont selon Braudel in fine dépendants des deux autres sphères qui leur sont pourtant inférieures. Selon lui en effet, c'est l'expansion de la vie matérielle qui va mécaniquement entraîner une expansion de l'économie de marché dont va se servir le capitalisme pour s'accroître. Toute la machine se met en marche.
Enfin, pour finir sur le résumé (ultra-résumé, même) du bouquin, le capitalisme est rendu possible ar deux choses : des hiérarchies sociales (donc de l'inégalité) et de la stabilité dans ces inégalités. En effet, il faut pour Braudel que ces immenses acteurs aient eu le temps, de génération en génération, d'acquérir cette masse de capitaux leur permettant de jouer le rôle de capitalistes. Le capitalisme est donc rendu possible, nous dit Braudel, par "complaisance" de l'Etat.
Ce livre m'a plu puisqu'il permet de fixer les bases de l'histoire capitaliste. Il est accessible donc efficace ; son grand mérite, selon moi, est de montrer le capitalisme comme un gigantesque mouvement de l'histoire, qui met en rapport l'ensemble de la société, et qui s'étale sur plusieurs siècles. Braudel nous incite à penser à long terme, à très long terme, même. Et c'est une pensée qu'il convient de rappeler à l'heure où nombreux sont ceux qui non seulement critiquent le capitalisme (c'est une chose) mais surtout prétendent pouvoir le renverser "d'un simple revers de main" à brève échéance. Braudel s'efforce de nous démontrer l'impossibilité de la chose.
Cependant, cette prouesse de Braudel nous montrant le capitalisme comme une mutation majeure et générale de l'histoire débouche aussi sur son principal défaut : déjà, le livre pêche parfois par sa rigueur (ainsi le terme même de capitalisme qu'il ne définit qu'à demi-mot alors que c'est le centre du bouquin). Surtout Braudel dessert son propos dès lors que, après avoir déclaré que le capitalisme finalement "suit" la vie matérielle et l'économie de marché, il ne va pas plus loin, considérant le raisonnement comme acquis. Or, justement, ce n'est pas acquis, et on aurait aimé savoir comment agissent les unes sur les autres ces trois sphères économiques qu'il distingue dès le début. C'est dommage.
La dynamique du capitalisme, qui se veut une introduction/ un résumé efficace du livre de Braudel suivant (Civilisation matérielle, économie et capitalisme) atteint donc globalement son but. Elle est un très bon résumé, donne d'excellentes bases sur un sujet qu'elle replace dans une perspective de long terme nécessaire. Elle pêche cependant, in fine, lorsqu'il se serait agit de démontrer le cœur de la pensée et que, quand l'on tourne la page... on découvre l'intitulé du chapitre suivant.