(Attention, je parle ici de la 1e édition de 2009, mais le livre a été réédité en 2017 dans une version augmentée).


L'ouvrage a le mérite de faire l'histoire de la conception et de la mise en oeuvre des programmes d'Histoire-Géographie (en laissant largement de côté la géographie, d'ailleurs). Cependant les recommandations qu'un enseignant pourra en tirer sont assez faibles.


Le livre s'ouvre sur une préface de Suzanne Citron retraçant son parcours d'enseignante, ses premiers cas de conscience face à l'enseignement de la question coloniale pendant la guerre d'Indochine, puis sa participation à Esprit, aux Cahiers pédagogiques, à la SPHG, à un mémorable colloque à Amiens en 1968, à la création des IUFM en 1989.


On poursuit par un avant-propos de Laurence de Cock expliquant la genèse du livre. La nécessité de créer un CVUH (Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire) après la loi de 2005 sur l'enseignement du "rôle positif de la présence française en outremer". Elle rappelle les 3 finalités de l'histoire scolaire (morale, civique, intellectuelle). Elle rappelle que les critiques s'appuient souvent sur les manuels, qui ne sont pas forcément représentatifs de l'enseignement. Le livre veut expliquer la fabrique de l'histoire scolaire pour la désengager des injonctions habituelles, comme si elle pouvait régler tous les problèmes de société. Elle rappelle les débats sur le "roman national" à la Lavisse, par le biais du thème des "lieux de mémoires" chers à Pierre Nora (avec une citation fort hostile au muticulturalisme antiraciste). Sur l'usage "thérapeutique" que l'on voudrait faire de l'Histoire. Puis elle annonce le plan : ancrage historique de la fabrique de l'Histoire ; acteurs du passé ; demandes mémorielles ; place dans un contexte mondialisé.


I - Programmes et prescriptions : le cadre réglementaire de la fabrique scolaire de l'histoire.
On commence par une mise au point sur l'évolution des programmes scolaires d'Histoire, à travers trois thèmes (structures, contenus, méthodes). Si l'enseignement historique apparaît en 1802 avec la création des lycées, il faut attendre 1838 pour voir apparaître un déroulé précis des enseignements, bref un programme. L'agrégation date de 1831.


On continue sur le statut des programmes (arrêtés ministériels), fruit de tensions et de négociations dont on refait l'historique. A noter la mainmise de Pompidou sur les programmes entre 1962 et 68, dans un sens chronologique très hostile à Braudel. Ce verrou saute avec mai 1968. En 1975, la loi crée le collège unique et René Haby crée de nouveaux programmes en défendant la didactique, s'alliant à des inspecteurs généraux et à l'INRDP. Debré, Chevènement, Alain Decaux poussent les hauts cris. Savary, ministre de Mitterrand, crée une COPREHG dirigée par Le Goff, mais Chevènement, qui le remplace, ne tient pas compte de ses travaux au profit d'une histoire européocentrée, axée sur les valeurs européennes. A partir des années 1990, le Conseil National des Programmes joue un rôle plus important. Dans les années 2000, les programmes Wirth mettent l'accent sur le mémoriel. Toute cette partie sur la manière dont l'élaboration des programmes a évolué est fort intéressante.


On trouve ensuite un chapitre plus fumeux sur le temps dans l'enseignement de l'Histoire. Sur le fait qu'on part d'une histoire chronologique, reprise au début de chaque cycle avec des approfondissements, malgré une mode braudelienne dans les années 1970-80. Se pose bien sûr la question des repères chronologiques que l'on choisit. Sur l'intérêt qu'il peut y avoir à faire considérer l'année 1914 comme un présent. Il y a de bonnes remarques ponctuelles mais cela manque d'armature conceptuelle.


II - Quelle place pour les acteurs historiques dans l'histoire scolaire ?
Sur le rôle des manuels, le fait que depuis les années 1990, ils ressemblent plus à d'attrayants livres d'images qu'à de véritables instruments de travail. Sur le danger de réduire des événements à l'illustration d'un concept (la Terreur comme matrice du totalitarisme, etc...), sur le tournant patrimonial, qui accorde beaucoup (trop ?) d'importance aux témoignages, aux destins individuels plutôt qu'aux groupes.
On commence donc par un exemple d'activités trouvées dans les manuels sur la colonisation. L'auteur reprend les énoncés et souligne la superficialité de l'analyse demandée, qui ne distingue pas toujours la propagande du culturel. L'analyse de l'affiche "Battu et content" parle davantage des stéréotypes racistes que du fait colonial. Avec parfois un élargissement maladroit au développement des banlieues. Il faut privilégier les récits de colonisés (Hamadou Ampaté Ba, la base Ulysse des archives nationales d'Outremer, etc...).
L'article suivant démonte le concept de brutalisation, dont je peux témoigner, pour avoir passé l'agrégation en 2005, qu'il a connu une vogue démesurée en France du fait de l'activisme des membres de l'Historial de Péronne. On relève des inexactitudes dans les manuels afin de forcer ce concept, au demeurant difficile à prouver puisqu'il est difficile d'établir un consentement à la violence. J'avoue me retrouver totalement dans ce texte.


III - Entre devoir de mémoire et politique de la reconnaissance, le problème des questions sensibles dans l'école républicaine.
L'histoire doit-elle encourager l'identité issue de l'immigration ? Rappel de deux écueils soulignés par un rapport de Jacques Berque en 1985 : le folklorisme, et la réduction aux théories d'intellectuels (sans doute en pensant à la négritude ?). On revient sur l'émergence du "devoir de mémoire" avec le retour de la mémoire de la Shoah dans les années 1980, la pénalisation du négationnisme, et la dimension compassionnelle derrière la notion de "victime".
Un premier chapitre aborde la question de l'enseignement du fait colonial. Il a fallu attendre les années 1980 pour aborder les dérapages du colonialisme, en les reliant systématiquement à la question des droits de l'Homme. En 1989, la création de l'ACHAC (Association pour la Connaissance de l'Histoire de l'Afrique Contemporaine) change un peu en apportant une perspective postcoloniale, en insistant sur les représentations racistes. Evidemment, il ne faut pas encourager les élèves à réduire leur identité à leur origine. De plus la logique de la reconnaissance peut endormir l'esprit critique.
Le chapitre suivant s'intéresse à l'enseignement des génocides. C'est un florilège de ce qui est désormais le 1er chapitre du programme d'histoire en terminale : la manière dont la conscience de la responsabilité française dans la Shoah a mis du temps à émerger. Une enquête de l'INRP relève 5 difficultés à enseigner la Shoah : la concurrence des mémoires (antisionisme) ; la gestion de l'émotion ; l'effet de saturation (ce sujet revient dès le primaire); le risque de sacralisation ; celui de relativisation. Il faut notamment se méfier des manuels qui mettent cette violence de masse en parallèle avec d'autres.


IV - Pour dépasser le roman national
Rappel de l'initiative, en 2003, de rédiger un manuel d'Histoire franco-allemand. Les deux articles de cette partie sont hélas particulièrement verbeux.
Un chapitre s'intéresse à la manière dont a évolué le récit national autour de la Révolution française, à partir des différentes éditions du Mallet et Isaac, pour mieux montrer que François Furet ne fait qu'en reprendre les présupposés. On termine, de manière assez inattendue, par la citation de copies de 4e et terminales pour voir ce qu'ils ont compris du rapport de la Révolution à la violence (avec ce magnifique "La révolution c'est comme un Flamby, si tu veux le manger tu dois retirer la languette").
L'idée du dernier chapitre n'était pas inintéressante : donner un aperçu des débats sur les programmes suisses et faire un parallèle avec la France. Hélas la 1e partie s'avère assez hermétique pour les non-Helvètes, et la seconde se termine dans un salmigondis de généralités.


Au final, ce livre a dû sembler novateur, ou du moins stimulant à sa date de sortie. Cependant, comme dans tout ouvrage collectif, ses parties sont d'intérêt inégal.


Et bien sûr, depuis les attentats de 2015, les questions brûlantes auxquelles sont confrontés les professeurs d'Histoire ne sont plus l'identité française, mais le terrorisme et la laïcité. Je lirai un jour la nouvelle édition, par curiosité.

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le 24 août 2018

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