Dans les premiers pas de La Femme pauvre, on entre abruptement comme pour signaler le génie d’une œuvre intelligente où le lecteur est mis à l’épreuve. Collection de mots savants comme savent le faire les décadents, un début sous-forme de généalogie naturaliste mais sans réel déterminisme : La Femme pauvre s’avère cependant digeste, malgré l’attention qu’elle exige (ce dont on remercie l’auteur).
La Femme pauvre, c’est un itinéraire d’une personnage sainte et superbe : Clothilde. A l’origine ? Une mère de race illégitime, orgueilleuse, dissimulatrice, rigide, hypocrite, manipulatrice qui cocufie le père de Clothilde engendrant par ses actes perfides l’alcoolisme de ce mari qui finira enfermé dans “un asile de gâteux”. Découle alors la décadence d’une famille éclatée qui, au fond, l’a toujours été jusqu’au remariage de la mère avec la crapule d’Isidore Chapuis, méprisant personnage qui exploite Clothilde.
L’écriture est très incisive, très juste ou du moins très clairvoyante. Bien sûr ça ne manque pas de quelques propos misogynes mais c’est beaucoup plus compliqué que ça… Parce que ce qu’il y a de beau dans les relations que Clothilde entretient avec ses bienfaiteurs Gacougnol et Marchenoir, c’est qu’il n’y a aucune ambiguïté sur la nature de leurs rapports : ils sont platoniques, honnêtes, purs, intellectuels. Les hommes donnent sans arrière-pensée et réitèrent sans arrêt que Clothilde est une personne libre et qu’elle ne doit pas s’édifier d’idoles (en dehors de la Vierge Marie et du Christ bien entendu car on est tout de même dans un roman catholique). Leurs désirs sont de fournir l’autonomie à Clothilde, particulièrement intellectuelle. Tout cela donne à voir les inégalités sociales, que cela ait été conscient ou non à l’écriture. Et d’ailleurs c’est ça qui est important, l’œuvre qui parle d’elle-même, que Bloy ait été misogyne ou non.
“Et puis, quand même vous ne me rendriez aucun service positif, ayant une dénomination précise dans le dictionnaire, n’est-ce rien de me garder contre l’ennui de mon existence qui n’est pas très drôle ?… Je suis une espèce de grand homme raté, je le sais mieux que personne et je ne me l’envoie pas dire. Vous comprendrez mieux plus tard ce qu’il y a d’amertume dans cette parole…”
Riche philosophiquement, riche en intertextualité, les qualités de la femme pauvre sont nombreuses mais un défaut subsiste : la structure.
“Sous quelque prétexte que ce fût, Mademoiselle, il n’admettait pas qu’on tuât les bêtes et, par conséquent, il s’interdisait de manger leur chair, ne voulant pas se rendre complice de leur massacre. Il le disait à qui voulait l’entendre, sans que nulle moquerie fût capable de le retenir, et on sentait qu’il aurait donné sa propre vie pour cette idée.”
La structure narrative aussi bien réussie soit-elle dans la première partie, l’est beaucoup moins dans la seconde qui reste un peu confuse, voire alambiquée. Pour autant, La Femme pauvre reste très intéressante à lire, intéressante à étudier, intéressante à penser malgré une qualité narrative “inégale” et un personnage féminin moins fouillé et montré, actant. Effectivement, Clothilde reste un personnage féminin positif mais assez passif — sans doute un relent misogyne où l’on ne peut que voir la femme comme auto-sacrificielle et docile, presque éteinte. Pour faire court, plus de réflexion formelle, plus de Clothilde, donc plus de développement finalement, auraient fait de ce livre, non pas un chef-d'œuvre (puisqu’il l’est déjà selon moi) mais un livre visionnaire et génial psychologiquement autant que philosophiquement mais aussi stylistiquement car le style est tout simplement incroyable, du rarement vu.
“Il se persuada que l’art de son étrange défenseur correspondait mystérieusement au sien. La violente couleur de l’écrivain, sa barbarie cauteleuse et alambiquée ; l’insistance giratoire, l’enroulement têtu de certaines images cruelles revenant avec obstination sur elles-mêmes comme les convolvulacées ; l’audace inouïe de cette forme, nombreuse autant qu’une horde et si rapide, quoique pesamment armée ; le tumulte sage de ce vocabulaire panaché de flammes et de cendres ainsi que le Vésuve aux derniers jours de Pompéi, balafré d’or, incrusté, crénelé, denticulé de gemmes antiques, à la façon d’une châsse de martyr ; mais surtout l’élargissement prodigieux qu’un pareil style conférait soudain à la moins ambitieuse des thèses, au postulat le plus infime et le plus acclimaté ; — tout cela parut à Léopold un miroir magique où bientôt il se déchiffra lui-même, avec le hoquet de l’admiration.”