Dans Les Diaboliques, qui désignent tout à la fois les personnages féminines et les nouvelles en elles-mêmes, on écoute les conversations, parfois un peu rigides, entre une passante et un dandy ; on voit une duchesse se confondre en prostituée ou en servante ; on voit souffrir les hommes et gagner les femmes mais toujours sur des plans bien différents.
Ce sont autant de petites “monstruosités” qui nous sont montrées, dans un mélange syncrétique du monde d’avant et celui de la fin-de-siècle. Le style présente les vestiges d’une oralité raffinée et incisive, dans laquelle Barbey détourne les codes de la religion chrétienne — alors qu’il est pourtant ce fervent écrivain catholique — mais surtout il détourne les rôles, il créé des êtres hybrides, des femmes masculines, des hommes sans foi ou encore des pères avortés… Pour autant, l’hybridation est d’autant plus saillante dans des personnages qui ne sont pas censés être autre chose que ce qu’on leur demande d’être : les personnages féminins.
Est-ce-que le sentiment de la curiosité chez les femmes n'est pas aussi intense que le sentiment de l'adoration chez les Anges ?...
La femme est montrée comme une œuvre, il y a quelque chose de l’ordre de la création artistique mais aussi, et plus encore, de la création relevant de la transcendance. Bien souvent, vous l’aurez compris, il y a renversement voire inversement des rôles genrés. Les femmes sont ou paraissent, sous le regard d’un narrateur bien souvent masculin, hors-natures (contrôle des émotions, physionomie/physique atypique, comportements et attitudes générales, etc). Les histoires semblent suivre une forme de réalisme formel, la métalittéralité du texte est mise en jeu, souvent voire systématiquement sous-forme de discours rapportés (chose qui ne me plaît pas tant d’ailleurs mais bon là ça passait). Se fait sentir un fort intertexte biblique évidemment, mais, si le diable est omniprésent, la noblesse et/ou l’aristocratie l'est tout autant.
Si les souverains de l'Europe n'avaient pas aujourd'hui de bien autres affaires à démêler, ils pourraient charger de quelque pièce nouvelle un écu déjà si noblement compliqué, pour le soin véritablement, pour le soin véritablement héroïque que la baronne prend de la conversation, cette fille expirante des aristocraties oisives et des monarchies absolues.
A ce propos, se présente l’idée de déclin de la France et de la caste aristocratique, surtout dans “Le dessous de cartes d’une partie de whist” (évident dans les deux premières pages, à lire pour donne idée de l’état d’esprit de la décadence/fin-de-siècle).
Est-ce-que dernièrement l'Esprit ne s'est pas changé en une bête à prétention qu'on appelle l'Intelligence ?...
Restent quelques longueurs dans la structure globale qui me faisaient décrocher parfois (digressions ou descriptions trop étendues) mais il m’a été très agréable de voir des femmes hors de leur état naturel dans la littérature ; on sent la misogynie, c’est une évidence, mais la femme, ou plutôt les femmes, sont tellement plus complexes pour Barbey que ce qu'on pourrait imaginer. Le côté très magnétique des femmes décrites regorge de réflexions très étonnantes à ce sujet et efface un peu une misogynie sous-jacente et souvent reprochée.
En ces sortes de repas découronnés de femmes, les hommes les plus polis et les mieux élevés perdent de leur charme de politesse et de leur distinction naturelle ; et quoi d'étonnant ?... Ils n'ont plus la galerie à laquelle ils veulent plaire, et ils contractent immédiatement quelque chose de sans-gêne, qui devient grossier au moindre attouchement, au moindre choc des esprits les uns par les autres
Après, c’est aussi une question de goût : il faut dire que j’aime les femmes diaboliques, ou du moins, qui ne correspondent pas aux attentes d’une rigidité, disons, patriarcale.