Escal-Vigor est ce vieux château qui borde la mer du Nord, ce lieu retranché de tout sur l'île de Smaragdis, fastueuse île du royaume mi-germain mi-celtique de Kerlingalande ; Escal-Vigor, cet espace propice au secret et à la volupté, “ce milieu bellement barbare et instinctif”… C’est orphelin, excédé de la capitale, qu’Henry, dernier descendant de Kehlmark, s’y installe avec Blandine, sa fidèle “économe” et amie totalement dévouée, ainsi qu’avec son domestique le perfide et véreux Landrillon. Lors de sa crémaillère, il fait la connaissance des Govaertz, riches cultivateurs du pays de la ferme des Pèlerins. Si Claudie, la fille, va s’intéresser de près au châtelain, c’est Guidon, la “fille manquée” de la famille, qui va exercer une attraction sur Henry…
Henry est un personnage délicat, fin esthète et artiste confirmé, il se révèle touchant et droit dans ses bottes. Il réhabilite son homosexualité comme une chose naturelle ET culturelle, il est prêt à défendre sa passion, ses proches et ses idées.
Guidon Govaertz est un artiste sensible et un galant jeune homme. Il va devenir le protégé d’Henry, puis son amant passionné. Mon seul regret pour ce personnage c’est son effacement, le manque de caractérisation qui persiste tout le long du roman. J’aurais, avec bonheur, passé plus de temps dans la relation entre les deux hommes.
Maintenant, Blandine : personnage sacrificiel, honnête, plein de dévotion… C’est aussi une malheureuse qui ne perd jamais son courage. Vraiment, c’est l’un des meilleurs personnages féminins du XIXe que j’ai pu lire. Franche, guidée par le sens du devoir, elle ne cède jamais à la perfidie ou à la cruauté malgré les embûches (et quels obstacles…). Elle se révèle même avoir une compréhension fine des gens et de la vie.
Si j’ai trouvé le premier tiers un peu décousu – l’action ne se met en place réellement qu’à la fin des cent premières pages – la suite établit avec une grande virtuosité des péripéties poignantes et touchantes – surtout les cent-cinquante dernières pages.
La fin est totalement foudroyante, une des scènes les plus violentes que j’ai pu lire – la chose la plus tragique et la plus honteuse également…
Dedans, toutes les obsessions de la fin du dix-neuvième siècle y sont : violence, fatalité, transmission/hérédité, décadence d’une famille, critique acerbe des mœurs et de la société, femme virile et homme efféminé, inversion genrée, homosexualité, fin-de-sexe aux accents gothiques et à la sauce décadente… J’ai même l’intuition qu’Escal Vigor annonce Les nourritures terrestres de Gide d’une certaine façon mais en plus éthique – c’est-à-dire la p*dophilie en moins. Seul bémol selon moi : l’asymétrie dans la relation entre Henry et Guidon (souvent comparer à un enfant), mais aussi entre Blandine et d’Henry dans une moindre mesure.
Finalement, je dirai qu’en plus d’être un grand roman sur la marginalité, sur l’acceptation d’autrui et sur l’homosexualité masculine, c’est un roman riche d’une langue précieuse sans excès et un roman d’une grande créativité où je me suis même demandée si cette île exister tellement son histoire est riche. Enfin, un point que j'aurai voulu plus exploité est l'omniprésence de l'Art, au sein même des relations premières entre les deux jeunes amants.