Pourquoi la Russie est-elle une nation morte en constante reconstruction?

Il faudrait avoir les yeux particulièrement secs, ainsi que le cœur particulièrement dur, pour ne pas être considérablement ému aux larmes par ce roman, très efficace et pernicieux, de Svetlana Alexievitch. Parce qu'il s'agit bien d'un roman : un roman choral écrit par l'ancien peuple soviétique tout entier, témoins extraordinaires, parfois touchants, parfois odieux, d'une civilisation, d'une épistémè, aujourd'hui disparue. En 1993 s'effondre l'URSS. Plus qu'une date, elle est finalement l'aboutissement d'un lent délitement, depuis le point d'acmé que constitue l'ère stalinienne jusqu'à la décadence totale qu'est l'ère de Gorbatchev, en passant par le rapport secret sur les crimes de Staline par Khrouchtchev. En 1993, tout change : de l'interdiction de la spéculation est arrivée l'ère de l'ultra-capitalisme, du culte de la personnalité stalinien s'est installé la critique du communisme à outrance et de l'exaltation de l'intellect s'est imposé le matérialisme le plus outrancier. L'homme soviétique, lui, semble tout à coup ne plus exister. Certains en sont soulagés, d'autres, semble-t-il plus nombreux et parfois par un apparent masochisme, le regrettent. L'effondrement d'une civilisation, avec son atmosphère, ses valeurs et ses processions, semblent avoir laissé en Russie un vide intersidéral. Le peuple de la révolution rouge est devenu du jour au lendemain l'un des peuples les plus mercantiles, les plus capitalistes et les plus amoraux du monde. Mais plus que le témoignage de cette transmutation bouleversante, plus qu'une critique incroyable d'un régime stalinien ahurissant et inhumain au possible, plus que le reflet d'un peuple désespéré et malheureux plongé dans l'anomie et la tristesse, avec cette certitude d'avoir été volé de leur grande oeuvre, c'est surtout une magnifique peinture de l'âme russe qui est faite. Car, en réalité, le peuple russe est un peuple idéaliste, qui a besoin d'une croisade et d'une guerre, d'un chef et d'une révolution. Ce qu'ils n'ont pas eu avec Staline, beaucoup le cherchent avec Poutine. Et pour ceux qui ne soutiennent pas Poutine, ils sont encore prêts à monter des barricades dans Moscou. Car le peuple russe, plus qu'idéaliste, est peut-être au fond le plus sensible à l'honneur et à la dignité. C'est un peuple qui ne veut pas être à genoux et qui, après la chute de l'ère soviétique, désire la plus grande des consécrations : l'exaltation d'un idéal, quel qu'en soit le prix. La Russie est donc loin d'être morte. Mais quand sonnera l'heure de sa renaissance? Et surtout, pour quelle idée ?

PaulStaes
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Livres lus

Créée

le 10 mai 2021

Critique lue 178 fois

2 j'aime

Paul Staes

Écrit par

Critique lue 178 fois

2

D'autres avis sur La Fin de l'homme rouge

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

La Fin de l'homme rouge
Swanney
10

Lorsque se lèvent les rideaux

Je retombe sur ce livre après deux années sur les étagères. Je ne résiste pas à l'envie d'écire quelques lignes à son sujet, tant il m'avait marqué. Pour ceux qui ne connaissant pas, la méthode de...

le 27 sept. 2018

7 j'aime

2

La Fin de l'homme rouge
Dagoni
10

Critique de La Fin de l'homme rouge par Dagoni

A quoi ça sert la littérature ? Tisser des personnages et des intrigues pour provoquer de l'émotion, que de superficialité. Philosopher est également un luxe, sonder l'abstrait n'a pas de sens...

le 16 avr. 2020

6 j'aime

Du même critique

Monstre : L'histoire de Jeffrey Dahmer
PaulStaes
9

Peut-on pardonner à Jeffrey Dahmer ?

L'une des questions philosophiques les plus profondes évoquées par cette nouvelle excellente série de Ryan Murphy (c'est assez rare pour être noté) rappelle d'une certaine façon à mon esprit pourtant...

le 6 juin 2023

26 j'aime

13

La Tresse
PaulStaes
3

Niaiseries, caricatures et banalités.

Laetitia Colombiani a écrit un livre de magasines féminins bas de gamme, qui ferait presque rougir Amélie Nothomb ou Marc Lévy par sa médiocrité. Pourtant, l'envie était très forte : une publicité...

le 2 juil. 2017

24 j'aime

10

Orgueil et Préjugés
PaulStaes
5

Les aventures niaises et mièvres des petites aristocrates anglaises

Âpre lecteur de classiques en tout genre, admirateur absolu de tous les stylistes et grands romanciers des temps perdus, je m'attaquai à Orgueil et Préjugés avec l'espérance d'un nouveau coup de...

le 21 sept. 2022

17 j'aime

11