La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement est le dernier ouvrage traduit en français de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature depuis le 8 octobre dernier. L’auteure, journaliste de formation, y réunit une centaine de témoignages bouleversants, dressant le portrait d’un pays qui n’en est plus un : l’URSS.
Staline meurt en 1953. À partir du milieu des années 80, Gorbatchev « reconstruit » (perestroïka) socialement et économiquement le pays, qui se dissout en 1991 sous Eltsine. Ce sont ensuite les deux guerres de Tchétchénie, puis l’arrivée au pouvoir de Medvedev (2000) et de Poutine (2008). Ces quelques dates signalent à elles seules la profonde rupture qui s’est produite en Europe de l’Est. Aujourd’hui, l’idéal russe n’est plus la Patrie. Les souvenirs glorieux ou terribles du communisme sont étouffés par le pouvoir de l’argent. Seuls comptent l’enrichissement et la réussite : l’homme capitalisme a détrôné l’homme soviétique.
C’est ce que cherchent à démontrer les deux parties de La Fin de l’homme rouge, La consolation par l’Apocalypse et La fascination du vide. Svetlana Alexievitch, munie de son magnétophone, recueille les histoires d’individus épars, qu’elle nomme ses « héros ordinaires ». Une mère fait part de ses doutes quant à la mort de sa fille en Tchétchénie. Une femme abandonne mari et enfants pour un meurtrier, condamné à l’emprisonnement à vie. L’une des victimes de l’attentat du 6 février 2004 dans le métro de Moscou se confie… Leurs parcours, leurs opinions, leurs mémoires divergent radicalement. Cependant, de cette multitude déformée, faussée par la censure, la peur et les menaces, se dégage une vérité : celle de la force de l’âme russe.
À ce peuple à la vie démesurée, faite d’excès, de sacrifices et de grandeurs, la liberté et le bonheur semblent inaccessibles. L’histoire de la Russie n’est qu’une longue suite de tragédies, dans lesquelles l’amour se mêle à la mort, le suicide à l’euphorie, l’atrocité à la beauté. Ses récits sont parcourus de portes blindées, de meurtres, de vodka. De camps et de guerre. De rouge et de blanc. La littérature y occupe également une place majeure : elle se fond dans la vie de chacun de ses habitants. Les noms de Dostoïevski, de Pasternak ou de Chalamov reviennent sans cesse, telles des incantations. L’intime s’est noyé dans l’Histoire de l’État. À présent que sa splendeur et ses dangers ne sont plus, l’existence a perdu son sens. Car vivre pour soi, sans but ni ampleur, est impossible en Russie.
Classifier l’œuvre de Svetlana Alexievitch n’est pas simple. La Fin de l’homme rouge, est-ce un reportage appliqué, un recueil authentique, un essai foisonnant ? Son ancrage résolument politique est essentiel ici et maintenant. Quant à sa portée littéraire, si certains ont pu en douter – qu’ils lisent le livre. Il suffit parfois d’observer et d’écouter pour que « la vie, la vie toute simple, se transforme en littérature ».
Extrait de l’avant-propos:
J’ai cherché ceux qui avaient totalement adhéré à l’idéal, qui l’avaient si bien intégré qu’il était impossible de le leur arracher : l’État était devenu leur univers, il leur tenait lieu de tout, il remplaçait même leur propre vie. Ils n’ont pas été capables de quitter la grande Histoire, de lui dire adieu, d’être heureux autrement. De plonger la tête la première…et de se perdre dans une existence privée, comme cela se passe aujourd’hui, à présent que ce qui était petit est devenu grand. Les gens ont envie de vivre, tout simplement, sans idéal sublime. C’est une chose qui ne s’était jamais produite en Russie, et on ne trouve pas cela non plus dans la littérature russe. Au fond, nous sommes des guerriers. Soit nous étions en guerre, soit nous nous préparions à le faire. Nous n’avons jamais vécu autrement. C’est de là que vient notre psychologie de militaires. Même en temps de paix, tout était comme à la guerre. On battait le tambour, on déployait le drapeau… Nos cœurs bondissaient dans nos poitrines… Les gens ne se rendaient pas compte de leur esclavage et même, ils l’aimaient, cet esclavage. (…) Nous avions tous une seule et même mémoire communiste. Nous sommes des voisins de mémoire.