Mai 1815. Deux jeunes filles s’apprêtent à quitter le pensionnat dans lequel elles ont étudié plusieurs années. La première, Amelia Sedley, se prépare à faire un beau mariage avec le jeune homme qu’elle aime passionnément et à qui elle est promise de longue date. La seconde, Rebecca Sharp, est la fille d’une chanteuse et d’un peintre sans fortune. Admise par charité dans ce prestigieux établissement, elle doit prochainement prendre ses fonctions de préceptrice dans une famille aisée. Elle est vive, jolie, intelligente et pétrie d’ambition, contrairement à son innocente amie. Dans cette Angleterre prévictorienne où chacun se doit de rester à la place que sa naissance lui a octroyée, il y avait peu de chance pour qu’elle arrive un jour à faire partie de la bonne société, encore moins d’être présentée à la Cour. Mais Becky, nous le verrons, est une jeune personne pleine de ressources.


Travailler, prenez de la peine … Cette fable de La Fontaine n’aura certainement pas servi à l’édification de la plupart des personnages de ce roman lorsqu’ils étaient enfants. Dommage : peut-être auraient-ils compris que le meilleur héritage tient à la force de caractère, au courage ou à la détermination qu’on reçoit en legs plutôt qu’à la naissance ou aux richesses. Las, les jeunes gens fortunés que fréquentent Becky et Amelia ont plutôt l’ambition de tenir leur rang sans trop se fatiguer que l’envie de faire leurs preuves. Ces futurs héritiers vivent dans l’espérance qui d’une part substantielle de la fortune paternelle, qui de la mort d’une riche tante pour mener dans l’insouciance la vie oisive à laquelle ils estiment que leur naissance ou les biens familiaux leur donnent droit, quitte à se comporter avec bassesse et obséquiosité pour prétendre à leur part du gâteau. Et malheur à ceux qui contreviendront aux exigences de leur généreux donateur, mieux vaut marcher droit si on ne veut pas s’exposer aux plus cuisantes déconvenues. On l’aura compris, les vrais héros ne se pressent pas dans ce roman, comme nous en prévient d’ailleurs son auteur dès le sous-titre : peu de personnages trouveront en eux-mêmes les ressources pour se construire sans aide ou simplement se tirer d’affaire et les seuls à posséder des qualités morales paraissent bien fades et niais. Du reste, les capacités personnelles semblent n’avoir qu’une importance secondaire aux yeux de la gentry pour laquelle seuls comptent la naissance, l’état de fortune, la respectabilité réelle ou apparente.


D’apparence, il en sera beaucoup question dans cette Foire aux vanités. Imaginez une sorte de gigantesque Monopoly où tout s’achète et tout se vend : les propriétés, les femmes, les titres de noblesse, les grades militaires. Ceux dont la fortune semblait assurée peuvent à tout moment faire faillite. L’amour n’est souvent qu’un jeu d’intérêts, l’amitié vraie n’existe pas : seuls règnent l’envie, l’intérêt, l’égoïsme, l’hypocrisie. Lorsque les fonds ne suivent pas, on fonctionne au bluff pour afficher, malgré tout, l’aisance matérielle indispensable et ne pas perdre la partie. Maintenir son rang est essentiel, sinon il ne reste plus qu’à sauver les apparences. Pour les mieux nantis, l’argent ne sera jamais un problème. Ce qui n’est pas le cas des flambeurs, de ceux que guette la banqueroute, ou encore des petits malins qui s’arrangent pour profiter de tout sans rien payer. Et encore moins de ceux qui à force de tirer la mauvaise carte se retrouvent à la case prison.


A ce jeu de dupes, les femmes ne sont guère avantagées : si, comme Amelia, elles sont assez fortunées, elles peuvent espérer un mariage dans lequel elles ne seront souvent qu’une monnaie d’échange, en espérant que leur statut social ne chute pas d’ici le jour de leurs noces. Quant à celle qui, comme Becky n’a pour tout bagage que sa beauté et son intelligence, il lui faudra se montrer particulièrement retorse pour se faire une place au soleil.


Il va sans dire que Rebecca est le personnage le plus intéressant du roman. Ce qui l’anime, c’est une colère sourde contre l’ordre établi qui la méprise et l’empêche de prétendre à la position sociale dont elle rêve. Mais, pour le plus grand plaisir du lecteur, son ambition, sa rouerie et son sens de l’intrigue sont sans limites. Fieffée menteuse, calculatrice, amorale, elle n’éprouve que peu de sentiments vrais, mais son insensibilité est au fond sa seule arme dans un univers où tous les coups sont permis.


La vie ne vaudrait -elle que si on s’y amuse ? C’est ce que semble penser Rebecca mais aussi l’auteur de ce roman construit de façon non linéaire, rempli de digressions d’une clairvoyance aussi drôle qu’impitoyable. Ses personnages sont des marionnettes qu’il meut à sa guise et dont il n’hésite pas à se moquer, sans éprouver à leur encontre ni sympathie ni admiration, sauf peut-être pour l’inventivité de Rebecca ou les qualités de cœur de Dobbin, l’ami fidèle et dévoué. A la fois fresque historique qui court de la chute de Napoléon à l’aube de la Révolution industrielle, satire féroce et réjouissante d’un modèle social inégalitaire et implacable, roman à la construction très moderne, ce classique de la littérature anglaise mérite certainement une place de choix dans votre bibliothèque, et malgré quelques longueurs, ses mille et quelques pages devraient vous enchanter.

No_Hell
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le 13 juil. 2020

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No_Hell

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