La Forêt de cristal par Nébal
Qu'on se le dise : octobre 2008, c'est le mois du Ballard. Et je ne vais pas m'en plaindre. Joie ! Joie ! Le décidément fort sympathique petit éditeur Tristram, auquel on devait déjà la réédition « définitive » de La Foire aux atrocités, vient en effet tout juste de publier le tant attendu premier tome de l'intégrale des nouvelles du grand auteur britannique, et en a profité, hop, soyons fous, pour rééditer également le court roman Sauvagerie. Nébal dit : Miam. De tout cela, je vous causerai très prochainement, of course. Mais ce n'est pas tout, puisque, parallèlement, et comme promis, Lunes d'encre réédite dans une nouvelle traduction La Forêt de cristal, « achevant » ainsi le « cycle » des « romans apocalyptiques » (après Le Monde englouti et Sécheresse ; hélas, pour ce qui est du Vent de nulle part... m'en vais tâcher de le dégoter, tout de même). Nébal redit : Miam.
On a souvent dit de La Forêt de cristal, la dernière des « quatre apocalypses », qu'elle était la plus belle. C'est à voir : j'avais tout de même beaucoup aimé Le Monde englouti... Mais elle est à coup sûr la plus déstabilisante, et probablement la plus inventive. Étrange, en effet, ce phénomène de cristallisation qui frappe la région de Mont Royal, en pleine forêt camerounaise (tout juste post-coloniale : les présences française et anglaise sont encore très fortes) ; ceux qui ne jurent que par la scientificité rechigneront sans doute à s'aventurer dans cette forêt fascinante, où aucune explication rationnelle ne les attend véritablement, et qui suscite bien plus de questions que de réponses.
Le phénomène, par ailleurs, n'est guère de prime abord aussi « apocalyptique » que ceux évoqués dans les romans précédents : Le Monde englouti avait une dimension globale, c'était la planète entière qui était devenue invivable, et l'humanité réduite à quelques centaines de milliers d'individus entassés au-delà du cercle polaire arctique ; dans Sécheresse, si le cadre était en apparence plus réduit et plus « peuplé », le cataclysme était vécu sur le moment, et l'imminence de la fin n'en était que plus flagrante. Ce n'est pas le cas ici. Certes, le lecteur, a fortiori s'il est averti de la « classification » de ce roman, se doute bien que la cristallisation est destinée à s'étendre, et, peu à peu, à annihiler l'humanité (ou bien...). Mais, dans l'immédiat, le phénomène ne touche qu'une région à peu de choses près désertique, et, s'il intrigue, il fascine et séduit plus qu'il n'effraie ou alarme. La forêt lumineuse attire les hommes des environs, comme une lampe des insectes. La destruction n'est véritablement envisagée que comme une éventualité assez lointaine ; le temps est tout d'abord à l'étude, et plus encore à la contemplation : ici, l'apocalypse, plus encore que dans Le Monde englouti, est donc à prendre avant tout au sens originel de « révélation ».
Cette révélation, nous la connaîtrons essentiellement à travers le personnage du docteur Edward Sanders, médecin dans une léproserie de Fort Isabelle. Nous le croisons à Port Matarre, alors qu'il remonte la rivière africaine pour se rendre « au cœur des ténèbres » (pour le coup lumineuses !), en quête de nouvelles de ses amis et collègues Max et Suzanne Clair. Surtout de cette dernière, à vrai dire : elle fut sa maîtresse, et son absence perturbe le bon docteur... C'est à Port Matarre que le docteur Sanders entendra pour la première fois parler du phénomène de cristallisation. Il y sera bientôt confronté directement, à l'instar de ses intrigants compagnons de voyage, le mystérieux Ventress et le prêtre Balthus, à la foi vacillante ; ainsi que la jeune journaliste française Louise Péret, qui ressemble tant à Suzanne par certains aspects...
Si les personnages de Ballard sont souvent caractérisés par leur passivité, c'est sans doute moins vrai dans ce roman : Sanders, quand bien même ses motivations sont floues – il en est parfaitement conscient –, n'hésite pas à s'engager dans la forêt de cristal, quitte à devoir user de stratagèmes, de persuasion, voire de mensonges purs et simples. Et, dans le sillage de Ventress, il prendra régulièrement part à de surprenantes scènes d'action, courses-poursuites et fusillades au cœur de la forêt millénaire, subites accélérations du pouls tandis que, tout autour, le temps se fige et capture le monde avec lui. Cette distorsion se ressent d'ailleurs dans le grotesque général des événements : confrontés à ce bouleversement d'ampleur cosmique, à cette insidieuse et sublime lèpre minérale, les différents protagonistes, s'ils succombent régulièrement aux attraits du mystère de la forêt gemmée et ne peuvent éviter les questionnements d'ordre métaphysique, restent avant tout absurdement guidés par des préoccupations bien humaines, bien matérielles, pour ne pas dire mesquines ; aux premières loges pour assister à la fin d'un monde, ils restent avant tout motivés, voire obnubilés – c'est en bien des cas pathologique –, par leurs affaires de cœur, leur fortune, leur travail, leur « image »...
Ces constants changements d'échelle participent de l'impressionnante saveur du roman, de sa profonde richesse « picturale », comme souvent chez Ballard – qui joue ici adroitement de la lumière, notamment – et thématique. Le détail des « paysages intérieurs »© renforce la beauté angoissante de l'ensemble, et l'absurde accomplit le sublime. Et si la plume de Ballard s'est souvent montrée bien plus foudroyante à mon sens, il n'en reste pas moins que « l'effet Ballard »© joue à plein : je ne saurais qualifier La Forêt de cristal, de même que la plupart des œuvres de Ballard qu'il m'a été donné de lire, de « palpitante » ; le rythme est assez lent, éthéré ; la lecture est fluide, mais régulièrement à la lisière de l'ennui... Pourtant, à chaque pause, la persistance rétinienne suscite d'étranges réminiscences, sous la forme de tableaux de toute beauté, et/ou de soudaines révélations, tenant plus ou moins de l'inexplicable/incommunicable, comme toute expérience quasi « mystique ». Le « sense of wonder » de la science-fiction la plus classique s'y teinte d'une sorte de « syndrome de Stendhal »... ou « de Jérusalem », bien sûr.
La Forêt de cristal, à l'instar du phénomène qu'elle décrit, a ainsi quelque chose d'insidieux, presque pervers, de délicieusement troublant : la beauté du diable, ou, plus exactement sans doute, la séduction du vampire (voyez Sanders s'en protégeant et la révérant tour à tour, cramponné à son crucifix étincelant...). C'est, à n'en pas douter, un grand roman d'un immense auteur.
J'en veux encore.
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