Comme Nietzsche le fit, à travers sa Généalogie de la Morale, de ce décorticage de la valeur de la morale qui constitue le fondement, la colonne vertébrale essentielle à toute compréhension de son oeuvre — en dépit de ses deux derniers traités, qui ne sont tout au moins, des explications, des interprétations d'ordre : conséquentielles, contextuelles, factuelles et même politiques. L'on s'y attellera, de la même manière, à voir, non pas la pensée nietzschéenne, comme un dogme, un ensemble de conditions sine qua non formant le grand Tout de sa pensée ; mais plutôt comme une grille de lecture qui, si elle tient son insuffisance du fait qu'il remettait lui-même en question, dans une époque de désacralisation généralisée que fut le XIXe siècle, des postulats moraux établis sur une base essentialiste, c'est parce qu'ils étaient la négation in fine de la nature profondément essentialiste de l'Homme.
Devant une telle logique, il est évident pour les esprits non étriqués, qu'il ne faille pas nécessairement prendre au pied de la lettre, certaines de ses conclusions, avec de surcroît un esprit trop hâtif, puisque ce ne fut pas son intention première, à ce philosophe d'esprit grec, voyant tout naturellement le sérieux avec dédain :
Le sérieux, ce signe infaillible entre tous d'échanges organiques plus pénibles, de vie en lutte, opérant avec plus de difficulté.
Le constat est le suivant : face à un amollissement, une douilletisation, une fuite en avant de l'Homme, - caractérisé par ce que Nietzsche appelait déjà de son temps le moderne, version moins paroxystique que celle de nos contemporains - il faut, parmi cette multiplicité de tentatives qui n'aboutissent pas car jugées trop insuffisantes selon lui, notamment à travers sa critique des psychologistes anglais, trouver la cause de nos maux ; établir en soi un long retraçage de ce vaste cheminement anthropologique, jusqu'à sa potentielle (et même probable) finalité : le nihilisme.
Cette tentative d'introspection anthropologique que s'essaye à nous proposer Nietzsche, tire donc sa source, non pas, pour reprendre la théorie aristotélicienne de la causalité, d'une Morale étant à la fois cause formelle, et cause finale (puisque dictée par Dieu, donc de descendance divine), mais plutôt d'une Morale régie par une causalité efficiente, elle-même suzeraine à un contexte historique propre — prenant le contre-pied total de ce qui avait été produit jusqu'ici, et plus précisément de ces syllogismes anglais considérés comme anhistorique, rendant leurs analyses anachroniques d'une certaine manière. Ce qui change donc grandement la donne ! La Morale n'étant plus consubstantialité, elle est subordination ; n'étant plus eschatologique, elle est anthropologique ; n'étant plus état, elle est processus ; n'étant plus objective, elle est interprétative ; n'étant plus essence, elle est donc valeur, ce qu'il appela justement : valeur de la morale.
La question, toutefois, est de savoir ce que l'on y met derrière cette valeur de la morale, autrement elle ne voudrait plus rien dire ! Puisqu'elle serait uniquement perçue dans sa fonction interprétative, cela signifierait donc qu'elle serait interprétable, moins selon une structuration interne de la valeur de la morale, tirant sa source dans une logique anthropologique de l'Homme, que du bon-vouloir de l'individu-maître, du "libre-penseur" (très en vogue à son époque), affranchi du moindre déterminisme quel qu'il soit ; pouvant à l'occasion, choisir ou ne pas choisir, tels critères, ou telles interprétations, ou encore telles significations : l'avènement d'un relativisme absolu, sans limite, destructeur, réducteur, issu de la philosophie des Lumières — dont Nietzsche émit une critique du scientisme assez virulente dans son Traité n°3, disqualifiant de facto toute tentative de récupération idéologique de sa pensée par des existentialistes.
Cette tentative de structuration interne de la valeur de la morale, repose, sur deux interprétations phares dans la grille de lecture nietzschéenne : la Morale des Maîtres et la Morale des Esclaves, formant un antagonisme certain, puisque déterminées par ce principe anthropologique que l'on évoquait juste avant, qui est la Volonté de Puissance.
La Volonté de Puissance, est donc, vous l'aurez compris, la cause première à tout comportement humain, régissant elle-même cette division interprétative de la morale en deux variantes ; d'un point de vue analogique, l'on pourrait considérer, ce que Schopenhauer appelait lui Volonté de Vie (que Nietzsche tenait comme version similaire à la sienne), semblable aux métaphores utilisées dans sa critique de Wagner :
Ce qu'on a de mieux à faire à coup sûr est de séparer un artiste de son œuvre [...] Il n'est en fin de compte que la condition préalable de son œuvre, le sein maternel, le terrain, le cas échéant l'engrais et le fumier sur lequel, à partir duquel elle pousse.
Cependant, il convient toutefois, de préciser quelle est la divergence fondamentale, le point d'appui qui sépare tout naturellement le maître de l'esclave, à la même manière d'un funambule avançant en son centre, d'un câble tenu par ses deux extrémités de chaque côté ; cette raison pulsionnelle, appelée communément dans son ouvrage : le ressentiment.
Il tient une place capitale dans sa Généalogie de la Morale, puisque c'est de cette immanence pulsionnelle que résulte la distinction hiérarchique - le noble étant tout naturellement au sommet de la pyramide, tandis que l'esclave se retrouve en bas -, entre les deux morales, ce pathos de la distance subdivisant celles-ci entre "le bon et le mauvais" d'un côté, "le bon et le méchant" de l'autre.
L'on pourrait s'essayer désormais, dans un cadre illustratif, à une classification sous forme de tableau, de certaines valeurs dites nobles, ou plébéiennes, selon la lecture nietzschéenne de celles-ci (liste non exhaustive) :
Classification de valeurs au sein de la valeur de la morale nietzschéenne
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Par exemple : Le goût de l'égalité vu comme plébéisme ; La rébellion filiale vue comme l'égoïsme des philosophes utilisant l'idéal ascétique pour s'émanciper des contraintes sociales ; La confusion esthétique vue dans sa critique de la satisfaction désintéressée kantienne ; La rêverie vue comme le moyen utilisé par les Juifs, ce peuple de prêtres, pour faire face aux conquérants romains grâce à une inversion des valeurs etc...
Tout cela nous amène donc, a fortiori, à dénoncer, du moins à nuancer l'idée courante, et presque dogmatique, selon laquelle la lecture de cet ouvrage serait viscéralement indissociable de sa vision anti-chrétienne. Si il est vrai qu'il serait particulièrement malhonnête de prétendre que Nietzsche ne fût pas anti-chrétien pour un sou, il le serait d'autant plus que d'insinuer une incompatibilité totale entre sa proposition de structuration interne de la valeur de la morale, avec une sympathie, une attirance voire une croyance pour le Christianisme.
Car, de la même manière qu'il considérait le socialisme, l'anarchisme, l'athéisme, (pour ne citer que ceux-là) comme des morales d'esclaves, il est donc évident que cette répartition résultait de choix, certes influencés par cette même structuration, mais pas systématiquement justifiés pour tous — on remarquera cette obsession nietzschéenne à vouloir imposer stricto sensu, une certaine droiture romaine, aux premiers chrétiens vus comme un soulèvement des esclaves dans la morale.
Si nous résumions, à travers sa Généalogie de la Morale, d'une citation symbolique de ce combat, écrit d'une écriture demeurée lisible à travers toute l'histoire humaine jusqu'à présent :
"Rome contre la Judée, la Judée contre Rome" : — il n'y eut pas jusqu'à présent de plus grand événement que ce combat, cette mise en question, cette contradiction à mort.
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Alors il devient manifeste pour le lecteur, que si le manichéisme chrétien, eût été uniquement le résultat de cette confrontation inégale entre deux peuples, c'est-à-dire de cette inversion des valeurs qu'eussent développé les Juifs face à leur impuissance et leur insoumission, contre le conquérant romain, il résulterait d'un dessein caché s'étendant sur une période bi-millénaire, ce qui est humainement inconcevable — thèse que soutient Nietzsche, en déclarant que le Christianisme ne serait qu'un appât, une extension de cette inversion des valeurs à l'échelle planétaire, sous couvert d'universalisme... Ce qui tend à raviver les controverses sur une quelconque influence néo-païenne de sa philosophie.
Il est toujours bon de rappeler, à titre mémoriel, que si Nietzsche critiqua principalement le Nouveau Testament, et notamment la dimension christique, regarder d'un œil sceptique le Christianisme comme Un et Indivisible sur 2000 ans, sans tenir compte, de ce long cheminement philosophique et théologique qui a été réalisé jusqu'à aujourd'hui, relève d'une erreur fondamentale. Qu'il soit question de gnosticisme jusqu'au modernisme actuel, en passant par l'arianisme, le catharisme, le thomisme, le calvinisme etc. — sans oublier les 3 schismes principaux, qui décèlent à eux tous un trésor d'interprétations différentes sur les dogmes chrétiens.
En fin de compte, ne faut-il pas simplement, lire cet ouvrage, lire son auteur, avec la même approche que ce dernier ? Regarder la vie avec un recul grec ? À la manière d'une comédie tragique de Homère ? Accepter l'inconnu de l'existence avec un sourire espiègle ? Tel le retentissement d'un tocsin face à un nihilisme toujours plus victorieux ? Voici sans conteste la leçon que Nietzsche a voulu nous enseigner...
Sur cette scène qu'est la terre, on ne devait jamais manquer de véritable nouveauté, de tensions, d'intrigues, de catastrophes véritablement inouïes [...] Toute l'humanité antique déborde d'égards délicats pour le "spectateur", en monde essentiellement public, essentiellement apparent, qui ne savait imaginer le bonheur sans spectacles et sans fêtes. — Et, comme on l'a déjà dit, dans le grand châtiment aussi, il y a tant de fête !...
Timeo Danaos et dona ferentes : « Je crains les Grecs, même lorsqu'ils font des cadeaux ».