Quand les futurs historiens de la littérature, en écrivant des études sur Houellebecq, chercheront des précurseurs de l’auteur des Particules élémentaires – je parle de précurseurs, pas de sources d’inspiration – ils tomberont peut-être sur Jean-Pierre Martinet, qui pourrait avoir le nom d’un héros de Houellebecq… Ou alors la Grande Vie peut faire penser à du Topor sous antidépresseurs mais qui n’aurait pas pris ses cachets.
Pour résumer, le narrateur, prénommé Adolphe et né en 1944 (déjà…) vit rue Froidevaux. Employé des pompes funèbres. Peu de compagnie, sauf celle de Mme C., concierge de deux mètres à la sexualité adipeuse. Peu de loisirs, en-dehors de quelques fantasmes. Et une « règle de conduite […] simple : vivre le moins possible pour souffrir le moins possible » (p. 25 des éditions de l’Arbre vengeur).
N’importe qui vous dira qu’un tel mot d’ordre conduit forcément à l’échec même en étant efficace, mais n’importe quel dépressif chronique vous dira que ça n’a pourtant pas l’air con. (Et n’importe quel lecteur de Melville pourra faire le rapprochement avec un certain Bartleby, quoique ce dernier soit plus complexe.)
Clairement, ce narrateur et son histoire sont désespérants : « À la place du verre de calva, je voyais une horrible tranche de veau froid, entourée de nouilles froides. Ma vie, là, devant moi » (p. 39) ou encore « Je contemplais un gésier de poulet d’où sortait un peu de grain concassé, quelques cailloux minuscules. La vie ne m’avait jamais paru aussi lente et atroce. Terrifiante. Le ciel prenait une vilaine couleur de foie de veau avariée » (p. 49-50), pour ne s’en tenir qu’à l’alimentaire et, dans le domaine sexuel : « L’étrangeté de nos rapports sexuels [avec Mme C.] m’avait un peu déplu, au début, bien sûr, et puis j’avais fini par y trouver du plaisir. On s’habitue à tout » (p. 50). Non seulement il n’y a pas de salut, mais il ne semble pas y avoir de possibilité de salut. Et surtout pas par l’art, car « Après tout, mieux vaut un mauvais porno qu’un bon film du Louche, ou se triturer les méninges pour savoir si Romy Schneider va avorter ou pas dans le dernier film de Sautet » (p. 25). (Jean-Pierre Martinet fut critique de cinéma. J’imagine qu’il n’aimait pas Lelouch.)
Il y a pourtant une forme de lyrisme. Mais il c’est le lyrisme de la noirceur, « la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux » (p. 26), ou alors tellement déplacé qu’il en devient grotesque : « Elle pleurait, l’endeuillée, elle pleurait, elle était toute moite, toute molle, elle fondait, et moi avec, égaré entre ses cuisses tièdes à l’odeur de poisson pourri, de varech, de parc à huîtres caressé par un vent chaud, du côté d’Andernos, quand le Bassin d’Arcachon n’est plus qu’un paradis de vase, à marée basse, dans la grande lumière de midi » (p. 30).
On aura compris que l’intérêt du roman est de faire entrer le lecteur dans la tête du narrateur, à défaut de lui en faire partager la vision du monde – et ce sont aussi les limites de la Grande Vie : les lignes de front que l’écriture, par le style, par l’utilisation de la première personne, a établies dès le début entre auteur, narrateur et lecteur ne se déplaceront pas. On imagine à raison que cela se terminera en drame. « Je parle de drame, mais ce n’est pas le mot qui convient. Il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité » (p. 53). Ce qui pourrait convenir, j’y reviens, aux premiers Houellebecq.

Alcofribas
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le 13 sept. 2017

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