Démo-archie
Première rencontre avec un texte complet de Rancière, sa radicalité m'a beaucoup plu. Je ne pensais pas que Rancière était un penseur si fondamental dans son sens premier. Et pourtant il l'est,...
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le 12 mai 2020
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Rancière le sait, la haine de la démocratie, ça n'a rien de nouveau, c'est bien pour cela que son premier et dernier adversaire est, et restera ad vitam æternam, Platon, le Platon de La République. Rien de nouveau sous le soleil donc, et c'est bien ce que Rancière s'attache à démontrer. La démocratie comme choix entre dix yaourts au supermarché ? La démocratie comme la foule crasseuse qui n'y connaît rien et à laquelle on oppose l'expertise, le gouvernement de ceux qui savent ? Ah oui, la démocratie c'est le « il y a plus de respect, plus d'autorité », « Mai 68, c'est le début de la fin, le règne de la débauche, de l'individualisme, la mise en question des institutions »... Voilà à traits tirés ce qu'est cette haine de la démocratie, que l'on retrouve dans l'Antiquité, et, si l'usage d'un vocable identique vous chagrine, dès le XVIIIe siècle.
Mais le jugement ne saurait être unilatéral, on est quand même fier de vivre en démocratie, de surcroît dans la patrie des « Droits de l'homme », fier mais méfiant, démocrate mais pas trop. C'est ce double discours qui nous est sans cesse rebâché par les auto-proclamés fervents défenseurs de la démocratie qui sont aussi ses premiers fossoyeurs. Il n'y aurait rien donc de commun entre la dénonciation d'un universalisme mis à mal par les États-Unis démocratique et LA démocratie brandie à tours de bras lorsqu'il s'agit de l'imposer par les armes ? Comprenons, la crise du gouvernement démocratique est due à l'intensité de la vie démocratique. Le mot d'ordre est MAÎTRISE, celle de l'excès de vie politique (mai 68, États-Unis des années 1970, pour ne prendre que ces exemples) comme celle du retrait vers la sphère privée (brandie à coup de Tocqueville baptisé « prophète du despotisme démocratique et penseur de la société de consommation » pour citer Rancière). Le bon gouvernement démocratique, c'est celui qui combat ces excès inhérents à la démocratie, qui tend toujours à être ingouvernable. Ouf, on est sauvé.
Alors, c'est quoi cette démocratie haïe ? Une humanité oublieuse du principe de la filiation et poursuivant un idéal d’auto-engendrement (Milner) ? Un régime qui porte en lui ce qu'il déclare être son opposé, le totalitarisme ? La dissolution du lien social et l'atomisation des individus (Furet) ? Avec la chute de l'empire soviétique, la rhétorique est toute prête, il suffit désormais de substituer à l'individu égoïste de la société bourgeoise le consommateur avide. Le tour est joué : seule l'interprétation change, les faits sont les mêmes (merci la sociologie durkheimienne) nous dit Rancière en mettant en parallèle un extrait de Dominique Schnapper et un du Manifeste du parti communiste.
Pourquoi en est-on là ? Par la confusion entre démocratie, société, république et représentation. C'est ce savant mélange des genres qui permet d'accuser la démocratie de tous les maux. Au consommateur aliéné ou jouisseurs des nouveaux sociologues répond les philosophes à l'Antique, d'Aristote à Strauss en passant par Arendt qui visent la restauration d'une sphère politique purifiée de cet individu consommateur. La mission est accomplie : la démocratie n'est qu'un état de société. Seconde phase : faire de la démocratie une catastrophe anthropologique. Pour cela, prenons l'école. Rapprochons l'école de la société (Bourdieu) ou séparons la de la société (thèse républicaine, Jules Ferry). Mais si finalement c'était l'égalité le problème ? Ce jeune consommateur ivre d'égalité que la société démocratique a fait naître ? On veut mettre à bas la toute-puissance du professeur, celui-ci du haut de sa tour d'ivoire faisant face au « potache qui réclame contre Platon ou Kant le droit à sa propre opinion » (Finkelkraut) ? L’individualité, c'est bon pour les élites, une catastrophe quand le peuple y a accès. Heureusement, ce sont ces élites qui forment le gouvernement, celui qui conduit le troupeau et modère le pouvoir collectif comme le définit Platon. Nous voici condamnés à « errer dans l’empire du vide » pour avoir tué le pasteur (voir Benny Lévy).
Ce que l'on reproche à la démocratie, c'est qu'elle a coupé le cordon avec le pasteur-divin (c'est bien le sens de la politique originel que l'on retrouve également chez Castoriadis : la démocratie n'est pas autre chose qu'une création des hommes). Et ce sont ces reproches que fait le Platon de La République à la démocratie : c'est le règne de la loi universelle mais abstraite, les hommes ne la sollicitant que pour leur bon plaisir (on retrouve en même temps la critique qu'en fait Calliclès dans le Gorgias, la loi comme vaste comédie). La loi démocratique est indifférente au bien collectif, elle ne vise qu'à satisfaire le bon plaisir du peuple. Rien de nouveau donc, il suffit de relire la critique que propose Platon du renversement des relations organisant la société dans La République (VIII, 562d-563d). La démocratie, c'est fonder sur cet absence de fondement, et c'est là le scandale : rejeter la filiation en admettant une égalité de nature (« une nature qui se ruine elle-même comme principe de légitimité » comme l'écrit Rancière), un gouvernement qui se fonde sur l'absence même de titre à gouverner. C'est donc écarter les deux grands titres à gouverner que sont la filiation et le pouvoir de la richesse (production des forces de la société) qui, à combinaison variable, se renforcent mutuellement. La démocratie, « c'est le titre anarchique, le titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouverné » (p. 53). dont le tirage au sort est par conséquent l'essence.
Pas de principe un de la communauté s'il y a politique. La démocratie est à distinguer de la société comme de toute forme de gouvernement. « Les sociétés, hier comme aujourd'hui, sont organisées, par le jeu des oligarchies » (p. 58) quand le gouvernement s'exerce toujours de la majorité sur la minorité. La démocratie est la sphère de lutte contre la privatisation de la sphère publique vers laquelle tend tout gouvernement. Rancière prend le contre-pied de la rhétorique libérale : l'élargissement de la sphère publique ne regarde pas l’empiétement de l’État sur la société mais signifie la lutte contre la répartition du public et du privé qui assure la double domination de l'oligarchie dans l’État (la représentation des intérêts dominants) et dans la société (rétrécir la sphère domestique à laquelle ont été cantonnés les femmes, les travailleurs salariés et la sphère du travail en général). C'est là que se joue l'écart entre les droits de l'homme et ceux du citoyen : le processus démocratique est le travail dans les intervalles, la redistribution du public et du privé. Ce que nous explique Rancière, c'est justement que cet écart, ce déplacement des sphères publiques et privées est justement ce que refuse l'idéologie républicaine qui cherche à homogénéiser État et société. La redistribution des savoirs doit aussi être celle des positions (principe de l’École). Mais cette science de la juste proportion manque et le gouvernement est condamné à rester celui des élites naturelles. La tension entre État et société effacée, c'est la politique comme tension qui en pâtit, d'autant que le retour à la politique proclamé par les républicains des années 1990 a servi au soutien des gouvernements lorsque ceux-ci « signaient l'effacement du politique devant les exigences de l'illimitation mondiale du Capital » en taxant tout combat politique de populisme.
« Que voulons-nous dire au juste lorsque nous disons vivre dans des démocraties ? ». Ce n'est pas une forme d’État, toujours en deça de ces formes (le fondement égalitaire est oublié de l’État oligarchique) et au-delà (« l'activité politique contrarie la tendance de tout État à accaparer la sphère commune et à la dépolitiser »). Nous ne vivons pas dans des démocraties mais dans des « États de droits oligarchiques » : nos « démocraties » souffrent de l'appétit des oligarques, « de l'accaparement de la chose publique par une solide alliance de l'oligarchie étatique et de l'oligarchie économique ». Les élections sont libres et permettent la reproduction du même personnel dominant, l'administration n'est pas (trop) corrompue, les libertés respectées et la presse libre. Le principe de la démocratie, c'est la division, embêtant lorsque seuls les experts disposent de la science royale pour poursuivre la seule réalité de notre monde, à savoir l'illimité du pouvoir de la richesse. Les sceptiques sont des ignorants ou des retardataires, victimes du populisme. Cette foi (car il s'agit bien de foi) quant à l'inéluctabilité des lois historiques de la mondialisation n'est plus celle du peuple mais des experts. L'affaiblissement supposé des États-nations devant l'accroissement illimité de la richesse est une illusion : il s'agit davantage d'un partage, la libre circulation des capitaux n'est pas celle des pauvres en quête de travail, la guerre à l’État-providence voit ce même État décider du droit à la santé et à la vie (refus de l'euthanasie) des individus. La croyance en la révolution socialiste est devenue celle du triomphe mondial du marché, et il s'agit toujours d'expliquer aux arriérés qu'il est temps de se moderniser. L'autre variante marxiste est la critique de la tyrannie démocratique de la consommation, du prolétaire séduit par la PMU.
Confusion consensuelle autour du sens du mot, notion indistincte rassemblant en un seul tout un type d'ordre étatique et une forme sociale, inégalité justifiée pas l'égalité des conditions, rationalisation faisant de la démocratie une forme de gouvernement rigide et une forme de société laxiste. Ce qu'il faut avant-tout, c'est dénoncer cette condition paradoxale de la politique, « ce point où toute légitimité se confronte à son absence de légitimité dernière, à la contingence égalitaire qui soutient la contingence inégalitaire elle-même » (p.103). Ni forme de gouvernement permettant à l'oligarchie de régner, ni forme de société réglé par le pouvoir de la marchandise, ni nécessité historique : la démocratie est nue. Rancière est l'un des seuls à poursuivre le projet émancipation tout en défendant corps et âme la DÉMOCRATIE, c'est-à-dire en en faisant l'affaire du peuple, ni une forme sociale, ni une forme gouvernementale laquelle tend nécessairement vers l'oligarchie, la restriction de l'espace démocratique ; on l'en remercie.
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le 26 janv. 2015
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