« Min dit qu'il veut m'épouser. Mais je crains qu'il ne ressemble un jour à mon père, à mon beau-frère. La passion des hommes tarit plus vite que la beauté des femmes.
Il m'a demandé de choisir. Comment pourrais-je ne plus revoir Jing qui nourrit mon attirance pour Min ? Je ne tromperai pas Min. Il m'a faite femme. C'est la reconnaissance qui me rend fidèle, non sa jalousie. Mon rapport avec Jing est plus subtil que les élans du corps. L'abstinence est la volupté de l'âme. Je sais que Jing nous observe, qu'il vit avec moi la stupéfiante découverte de la chair. Mon regard étouffe sa rancoeur. Quand je me tourne vers lui, son pâle visage recouvre les couleurs de la vie. Jing est mon enfant, mon frère avec lequel tout attouchement est interdit. Cette pureté est le commencement d'une affection sans retenue et sans défense que je refuse à Min. »
« Après le séisme, je me mis à éprouver de la répulsion et de la fascination pour la mort. Elle me poursuivait jour et nuit : j'étais brusquement saisi d'angoisse. J'avais des palpitations.. Sans raison, je pleurais.
La première fois que j'ai touché un fusil, le froid de l'acier me communiqua sa force. Ma première leçon de tir s'effectua en plein air, sur un terrain dénudé. Mon coeur battait la chamade. Je ressentais une crainte intense, semblable à celle du pèlerin qui s'apprête à effleurer le pied d'une divinité. Au premier coup de feu, mes oreilles se mirent à bourdonner. En reculant, l'arme me frappa violemment. Ce soir-là, je m'endormis, l'épaule douloureuse, mais apaisé.
Tout homme doit mourir. Choisir le néant est la seule manière d'en triompher. »
« L'Inconnu m'attend déjà. Son visage masqué d'une paire de lunettes est figé, tout comme son corps. Droit sur le tabouret, il ressemble au gardien de l'Enfer des temples anciens.
Nous campons nos soldats aux intersections. L'Inconnu délimite ses zones sur les marges du damier avec une justesse et une économe prodigieuses. Le go reflète l'âme. La sienne est méticuleuse et froide. »
« Cette vieille civilisation a implosé sous le règne des Mandchous qui refusaient l'ouverture, la science et la modernisation. Aujourd'hui, proie privilégiée des puissances occidentales, elle survit en cédant sa terre et son autonomie. Seuls les Japonais, héritiers d'une culture chinoise pure de tout mélange, ont vocation à la libérer du joug européen. Nous rendrons à son peuple la paix et la dignité.
Nous sommes leurs sauveurs. »
« Au loin, un homme se retourne. Il tombe à genoux et se prosterne trois fois dans notre direction. Mon coeur s'arrête. Les soldats se jettent sur lui et le battent.
Les condamnés sont agenouillés sur une même ligne.
Un soldat brandit le drapeau, tous lèvent leur arme.
La mère de Min s'est évanouie.
Min ne me regarde pas. Il ne regarde personne. Il n'existe plus rien que le bruissement des herbes, le faible cri des insectes, la brise qui souffle sur sa nuque.
Suis-je dans sa pensée, moi qui porte sa descendance ?
Les soldats chargent leurs fusils.
Min tourne la tête. Il dévore des yeux un condamné à sa gauche. Je finis par reconnaître Tang ! Ils se sourient. Min se penche péniblement et finit par poser ses lèvres sur la joue de la jeune femme.
Les tirs crépitent.
Mes oreilles bourdonnent. Je flaire une odeur de rouille mêlée à celle de la sueur. Est-ce cela, l'odeur de la mort ? Un dégoût profond me fait tressaillir. Mon estomac se contracte. Je me penche pour vomir. »
Deux solitudes opposées, celle d'une jeune fille aisée n'ayant comme repère qu'elle-même au milieu d'un monde qui semble l'assaillir à chaque instant et celle d'un jeune homme plus mûr dont le monde est une accroche pour des idéaux encore bruts et naïfs, finissent par se mêler en silence autour d'un goban dans des rendez-vous quotidiens.
« La nuit tombe, me rappelant à l'existence de la caserne et au rendez-vous fixé avec le capitaine Nakamura. La Chinoise continue à jouer dans l'obscurité. Je suis déjà en retard. Mais la perspective d'être seul avec elle sous un ciel étoilé me rend désinvolte. Désolé, capitaine, mais vous attendrez un peu. »
Le scénario, classique, de "la Joueuse de go" est porté par un style concis et suggestif puissant. Le livre décrit une Asie orientale encore féodale (on pensera aux "Mémoires d'une geisha"), en plein conflit, dans une Chine pré-révolutionnaire morcelée, envahie par un Japon orgueilleux et menacée par la Russie communiste ; seule la présence des mitraillettes, presque anachronique, permet de se ramener dans le temps. Un beau livre.