La Joueuse de go est un roman publié en 2001 par l'autrice franco-chinoise Shan Sa, dont l'action prend place au cours des années 30, peu après l'invasion de la Mandchourie, pour se dérouler jusqu'à l'avènement guerre sino-japonaise. Divisée en une suite de très courts chapitres, qui font trois ou quatre pages en moyenne, l'intrigue fait le portrait croisé de deux protagonistes amenés par la force de l'histoire, du hasard, des sentiments, à se confronter autour de nombreuses parties du jeu de go : une jeune descendante chinoise de la noblesse dégradée et un officier japonais inflexible de l'armée d'invasion. Chaque chapitre est focalisé en interne sur un des deux héros, avec une alternance stricte de l'une puis de l'autre, au point de découvrir parfois le même événement deux fois de suite des deux regards.
Un certain nombre d'éléments intéressants auraient pu faire du roman une œuvre passionnante. L'idée d'opposer deux joueurs représentant métonymiquement par leur affrontement une lutte symbolique, voire métaphysique, a déjà été sublimement illustrée mille fois, on pense à Troisième Reich, on pense à la Défense Loujine, on pense au Joueur d'échec. Même si le roman s'avère assez décevant à cet égard – à cause de la brièveté à la mitrailleuse des chapitres – quelques micro-descriptions des affrontements reflétant les émotions des joueurs s'en tirent bien. Les chapitres consacrés au personnage du soldat captent assez bien ce murmure de la littérature nippone qui se chuchote lorsqu'on mélange à des scènes de violence crue des descriptions lyriques des paysages. Le livre est documenté et assez bien pensé lorsqu'il tente de montrer les confrontations mais aussi les mélanges subtiles qui lient entre elles les deux cultures au rapport de confrontation unique que sont les cultures chinoise traditionnelle et japonaise.
Ceci dit, passée la note d'intention, qui ne constituera jamais que le plus luxueux des brouillons, tout ce qui concerne l'exécution est à jeter par la fenêtre, comme souvent dans la littérature contemporaine. Le style est d'une pauvreté regrettable, avec beaucoup de phrases monoverbales ou trop simplement coordonnées. Les personnages secondaires sont des fantômes-fonctions unidimensionnels réduits à jouer un ping pong mental et narcissique avec les protagonistes. L'intrigue se plie trop complaisamment au mélo, jusque dans sa fin absolument improbable et grotesque, à la symbolique lourde et à la mise en scène torchée. Le roman bavarde excessivement mais paradoxalement ne sait rendre aucune de ses scènes fortes (la visite de la prison, l'exécution, les parties, les deux batailles etc) marquantes puisque les chapitres en sont bien trop courts et esquissés, donnant à la narration un caractère pâteux et brinquebalant.
Mais le problème majeur du roman, qui concerne tout autant son style que l'idéologie qui le sous-tend, reste bien l'anachronisme total du regard qui est jeté par l'autrice sur ces personnages (et surtout sur la femme, qui a dès le titre prévalence) et cette historicité. Des questions humaines fondamentales que l'on pourrait tirer des événements qui ont déchiré l'Asie du sud-est des années 30, Shan Sa ne retient qu'une espèce de soupe individualiste à tendance libéralisante où l'on va seulement se demander comment le quidam va faire pour aller baiser qui il veut alors que la société semble désirer mettre des entraves à l'accomplissement de ce grand projet. Globalement, la manière psychologisante d'aborder la façon dont la jeune fille peut espérer se définir dans la société est emprunte d'une contemporanéité qui rend le roman incroyable, au sens littéral, et vient saper constamment l'illusion, la possibilité de plonger ; en face, la voie de la réalisation masculine est péniblement empêtrée dans une suite de clichés sur le virilisme complexant qui ressemble à du Mishima homéopathique.
C'est pas un usage de la littérature que j'estime, du tout. J'aurais plutôt envie de le combattre.
PS : Il faut aussi bien voir derrière ce bouquin (et ce n'est pas le moindre de ses travers) la trace néfaste de ce que la littérature d'immigration doit à l'idée d'une culture universelle (forcément occidentale) à adopter en sapant ses racines au passage, a minima en les recouvrant. C'est la même daube ici qu'on retrouve formellement différemment chez des Adonis ou des Murakami, et c'est absolument une horreur.
Je veux lire des poèmes chinois que je ne parviendrai certes pas à saisir dans toute leur extension pour approcher des êtres sensibles qui ne voient pas comme je vois, car ce n'est que comme ça que je progresse - que je me cultive littéralement - grâce à ce qui constitue une suite de petites révélations, quasiment au sens religieux du terme.
Je ne veux pas lire des bouquins qui me parlent de la Mandchourie en ayant l'air de la situer dans le pré Saint-Germain. Cela m'épouvante.