En ces temps d’optimisation reine, pour une question de coût – ou de rapport durée-prix – je ne recommanderai pas la Jouissance littéraire à un lecteur qui ne connaît pas Borges (1). C’est à peu près la seule raison. Pour le reste, ce recueil d’essais, qui étaient inédits en français du temps de leur publication mais ne le sont plus depuis la parution des Œuvres complètes en « Pléiade » de 1993, présente un panorama de la conception borgesienne de la littérature – l’auteur dirait de la poésie, mais c’est la même chose.
Que Borges soit intelligent, et pas seulement cultivé, cela saute aux yeux : aussi performant qu’un érudit peut l’être quand il s’agit de dresser le portrait intellectuel d’un auteur ou de cerner une idée, Borges devient brillant quand il s’agit de tisser des liens entre les auteurs ou entre les idées. Même les formules à l’emporte-pièce cachent une mise en dialogue permanente des œuvres classiques – par exemple « Tout est beauté ou, pour mieux dire, tout devient beau par la suite. La beauté est une fatalité supérieure à celle de la mort » (dans « L’Écriture du bonheur », p. 40).
Mais si Borges n’était qu’intelligent, il serait tel qu’il définit Quevedo : « parfait dans les métaphores, dans les antithèses ou dans l’adjectivation, c’est-à-dire dans ces disciplines de la littérature dont la réussite ou le ratage peuvent être discernés par l’intelligence » (dans « Grandeur et limites de Quevedo », p. 22). Il y a en plus, chez lui, de la modestie et de la générosité qui ne sont pas des poses, mais des marques de confiance (confiance en le lecteur ? en l’homme ?).
Écrire, à propos de l’enfance, « J’étais, dans ce passé encore bien proche, un lecteur hospitalier, un investigateur très obligeant de vies qui m’étaient étrangères, et j’acceptais toutes choses avec une heureuse résignation. Je croyais en tout, même aux mauvaises illustrations et aux errata » (p. 9), répond aux exigences intellectuelles dont je viens de parler.
Mais un tel passage est aussi un appel implicite au lecteur. D’abord, un appel à partager l’expérience dont il est question (les lectures d’enfance qui ont conditionné toute une carrière de lecteur) – d’où la modestie : Borges ne se considère pas comme unique, ou plutôt pas comme plus unique que n’importe qui. Mais aussi un appel à réfléchir, si le lecteur veut reconstituer les différents corollaires de ses principales thèses : en l’occurrence, ce qu’il y a de prenant dans la fiction, d’heureux dans les errata, de profitable dans le ratage – d’où la générosité.
Finalement, que Borges se considère comme meilleur lecteur qu’écrivain n’est qu’une facette de l’éloge de la lecture – et des lecteurs – que constitue toute son œuvre. J’ignore si Jean-Pierre Bernés avait ces idées à l’esprit quand il a compilé la Jouissance littéraire, mais le résultat est là.


(1) Très beau, le livre équivaut à une vingtaine de semaines du Canard enchaîné – en termes de coût – et à moins d’un exemplaire du Canard enchaîné – en termes de temps de lecture.

Alcofribas
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le 13 oct. 2018

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