J'ai lu ce roman dans une édition Albin Michel des années 1980, avec une traduction de Bernard Kreiss.
Ce livre retrace la jeunesse d'Elias Canetti, de 1905 à 1921. C'est le premier tome de ce qui constitue une tétralogie, à en croire wikipedia. C'est aussi le premier livre de Canetti que je lis.
L'ouvrage est découpé en 5 livres, qui suivent les déplacements de Canetti dans sa jeunesse :
- Roustchouk (1905-1911). Canetti décrit le quotidien d'une petite ville de Bulgarie où vivait son grand-père paternel, patriarche enrichi dans le commerce, qui hébergeait ses enfants et leur ménage dans sa grande maison urbaine centrée sur une cour. La famille est d'origine sépharade espagnole, des Juifs qui se considèrent supérieurs et plus cultivés que les ashkénazes, souvent défavorisés. Le père de Canetti décide cependant de partir pour l'Angleterre rejoindre son frère, qui y a fondé une affaire. Avant de partir, il encourt la malédiction de son grand-père.
- Manchester (1911-1913). Canetti découvre l'Angleterre, son curieux mélange d'idéal de liberté et de nationalisme fervent. Il se fait des amis dans sa nouvelle école, notamment avec sa collection de timbres. Mais son père meurt d'une attaque, le jour où éclate la guerre dans les Balkans, et le lendemain que sa femme lui ait avoué qu'en cure, un médecin lui avait fait des avances, auxquelles elle avait répondu négativement.
- Vienne (1913-1916). L'enfant se retrouve l'aîné, avec sa mère, qui décide de revenir dans sa famille à Vienne, après un court séjour à Zurich. Canetti découvre une grande ville - le chapitre s'ouvre sur un passage dans un train-fantôme. Sa mère encourage son goût pour la littérature : Schiller, l'Odyssée, Shakespeare... Ils lisent ensemble le soir, avec exaltation. La guerre éclate, mais l'enfant n'en voit pas vraiment les effets, sinon qu'il ne comprend pas les chansons anti-anglaises qu'on chante dans la cour. Il découvre la jalousie lorsqu'un professeur courtise sa mère : il les espionne souvent en train de parler depuis un balcon. Sa mère tombe malade, part avec lui à Munich où ils retrouvent le professeur, qui convertit la mère au théâtre. Mais la mère renonce à cette liaison pour son enfant.
- Zurich - Sheuchzerstrasse (1916-1919). La famille part à Zurich pour échapper à la fin de la guerre. La mère a du mal avec les bonnes suisses (elle est persuadée que la bonne est une espionne, car elle aussi parle anglais). Le reste du chapitre est consacré à l'épanouissement intellectuel de Canetti, notamment la description des professeurs et des auteurs qui l'ont marqué, et des discussions qu'il a avec sa mère à ce sujet.
- Zurich - Tiefenbrunnen (1919-1921). Canetti reste à Zurich terminer sa scolarité tandis que la famille retourne à Vienne. Il vit dans une pension occupée par quatre dames d'âge mûr et un grand nombre de jeunes filles, mais sa sexualité ne s'est pas encore éveillée. Il passe par plusieurs périodes en fonction des lectures qu'il fait, connaît une épiphanie après une conférence sur Michel-Ange. A la fin du livre, il a une discussion très violente avec sa mère, qui lui reproche son goût immodéré pour l'étude, qu'elle n'a pourtant eu de cesse d'encourager auparavant : la peur de l'hyperinflation qui menace l'Allemagne la pousse à dire à son fils de se mettre aux "affaires", terme vague qu'aucun des deux ne comprend vraiment. Ils partent s'installer en Allemagne.
Plusieurs thèmes traversent cet ouvrage :
- la langue, comme le suggère le sous-titre, est primordiale. Au début, Canetti parle en espagnol et en bulgare. Il apprend les contes bulgares, qu'il redécouvrira plus tard en Allemand sans en avoir de souvenir dans leur langue d'origine, comme si son cerveau avait fait une traduction instantanée. Il souffre au départ, car ses parents parlent entre eux l'allemand, qu'il ne parle pas. Ce n'est qu'après la mort de son père que sa mère, par besoin personnel de parler allemand et de retrouver les discussions littéraires de sa jeunesse, lui apprend cette langue, avec une méthode qui traumatise au départ le jeune garçon (il doit répéter des phrases et leur traduction mais n'a pas le droit de voir le livre). Enfin, sa découverte du dialecte suisse va le couper de sa mère, qui considère ce dérivé comme indigne de lui. Et puis il y a les autres langues, collectées au fil des voyages et de l'éducation cosmopolite reçue : le français, l'anglais surtout.
- la mère, ensuite. Ce livre tourne beaucoup autour de l'amour fusionnel entre Canetti et sa mère. Soucieux, tel un preux chevalier, de remplacer son père alors qu'il est jeune et naïf, Canetti a besoin du regard de sa mère pour se construire. Amour exclusif, qui lui fait découvrir la jalousie, à laquelle la mère se plie. Celle-ci ne cesse de le pousser en avant, souvent par des remarques peu amènes et des discours trop virulents. C'est le portraît touchant d'une jeune femme de 27 ans qui doit élever seule 3 enfants sans brader leur éducation, et qui veut leur forger un caractère. Il y a une complicité et un rapport aussi assez conflictuel qui sonne très vrai. Les frères, en revanche, sont considérés comme des "enfants" et apparaissent peu, mais peut-être est-ce une pudeur de l'auteur.
- Les livres, enfin. Le goût de la lecture est le seul véritable legs du père, qui offrait à Canetti des classiques en édition "pour enfant" et questionnait régulièrement son fils dessus. Au moment de sa mort, l'enfant lisait une biographie de Napoléon, ce qui provoquera une aversion durable pour ce personnage. Culture personnelle, qui se construit progressivement, et est souvent encouragée par ses professeurs.
- Et l'histoire, le contexte socio-culturel, me direz-vous ? De ce point de vue, l'ouvrage est décevant de prime abord, car un enfant ne perçoit pas grand-chose de l'actualité, d'autant que la mère s'efforce de préserver ses fils. Il y a bien le récit d'un tag antisémite sur son casier en 1919, et une pétition envoyée par les Juifs à ce sujet, mais rien qui dénote encore l'éveil d'une conscience politique. En revanche, le livre, qui décrit un parcours en zig-zag à travers l'Europe, de l'extrême-est à l'extrême-ouest, contient bon nombre de notations sur des personnages de logeurs, de voisins locataires, de gouvernantes, d'officiers, de policiers rencontrés, tout cela à hauteur d'enfant. Autant de petits instantanés, certes peu développés, qui relatent la vie quotidienne dans l'Europe danubienne.
J'avoue avoir du mal avec le genre autobiographique et avec les histoires qui mettent en scène la réalité vue à travers les yeux d'un enfant (je n'ai toujours pas lu "das Blechtrommel" pour cette raison). Je t'ai mal lu, Canetti, désolé. J'avoue avoir parfois parcouru les phrases en me disant : "Bon, je vois le topo, passe à autre chose s'il te plaît". Je reviendrai peut-être à ce livre si j'améliore un jour ma connaissance géographique de cet empire austro-hongrois que je connais si mal, ou de la Suisse (pays qui m'attire fort peu).