Longtemps disponible uniquement en grand format chez Denoël/Lune d’encre, La magnificence des oiseaux est désormais (oui bon, depuis l’année dernière) disponible en poche chez Folio SF. Et ce qui ne gâche rien à l’affaire, ses deux suites, La légende de pierre et Huit honorables magiciens, sont également proposées au catalogue. Seule ombre au tableau, les magnifiques illustrations Lune d’encre n’ont pas été conservées, remplacées par des couvertures à l’esthétique plus cartoon et probablement plus en phase avec un lectorat adolescent ou jeune adulte. Qu’importe le flacon, l’intérêt est de toute façon ailleurs. Ecrivain et scénariste Barry Hughart est un auteur relativement confidentiel, aux Etats-Unis comme en France, la faute sans doute à une carrière littéraire en panne sèche depuis la publication du troisième volet des aventures de maître Li et de son comparse Boeuf numéro dix. La série devait initialement compter sept romans, mais des différends éditoriaux stoppèrent cet élan initié au milieu des années 80. Plusieurs années après ces conflits éditoriaux, Barry Hughart déclara dans une interview qu’il ne donnerait probablement jamais suite aux aventures de ses deux héros, faute de perspectives éditoriales (faibles ventes, difficulté à catégoriser l’oeuvre pour les éditeurs) mais également d’inspiration. Fatigué du manque de soutien de ses éditeurs successifs, mais également probablement déçu par des ventes assez modestes, Barry Hughart ne se remit jamais à la tâche ; avec le recul lui apparut même le sentiment qu’aller au-delà de ces trois livres ne ferait que contribuer à répéter inlassablement le même schéma littéraire. Une décision que l’on peut regretter, mais qui est tout à l’honneur de l’écrivain américain.
La magnificence des oiseaux met donc en scène deux personnages hauts en couleurs, maître Li Kao, un vieil érudit largement porté sur la boisson (mais toujours maître de ses facultés) et son acolyte Boeuf numéro dix, un jeune homme dont le physique massif et la force brute sont les principales qualités. Originaire de la petite bourgade de Kou-Fou, spécialisée dans l’élevage des vers à soie, Boeuf numéro dix fait appel aux services de maître Li a la suite de l’empoisonnement de tous les enfants de son village. Sans que personne n’en comprenne les raisons exactes, les enfants ont subitement et presque simultanément sombré dans un comas profond dont aucune médecine ne semble pouvoir les sortir. Il faudra toute la science de maître Li pour comprendre la nature de cet empoisonnement et découvrir le remède capable de les guérir, la mythique Grande Racine de Ginseng. L’occasion pour nos deux compères de mener tambour battant une aventure rocambolesque et riche en péripéties à travers la Chine.
Le roman, mené à un rythme d’enfer du début à la fin, vaut moins pour la qualité de son intrigue initiale, qui paraît au départ assez légère, que pour ses qualités narratives et littéraires. L’ensemble révèle cependant toute sa richesse au fil d’un récit qui se complexifie par ses liens avec la mythologie chinoise. Le travail de création et de composition (ou plutôt de recomposition), sur une Chine imaginaire et partiellement réinventée, est probablement l’apport le plus considérable de Barry Hughart. Evidemment la tradition et la culture chinoises ont très profondément irrigué le travail de l’auteur, qui manipule avec une certaine dextérité un matériel littéraire et culturel d’une rare richesse mais grandement ignoré en Occident. Contes traditionnels et poèmes épiques sont repris de manière brute ou légèrement remaniés, pour être intégrés avec beaucoup d’à-propos à la trame narrative imaginée par Barry Hughart. La lecture de son roman est l’occasion de réaliser à quel point la culture chinoise est méconnue et France ; autant la fantasy historique emprunte volontiers ces dernières années à la mythologie scandinave, celtique ou greco-romaine, voire même japonaise, autant certaines contrées asiatiques restent un vaste champ inexploré. C’est sans doute la raison pour laquelle l’univers créé par Barry Hughart paraît si exotique et rafraîchissant, d’autant plus qu’il est ici mis en valeur par des qualités d’écriture tout à fait remarquables. L’auteur emploie un style extrêmement travaillé pour coller au plus près des tonalités employées dans la littérature chinoise traditionnelle, l'ensemble étant rehaussé par une pointe d’humour qui évoque il faut bien le reconnaître un certain Terry Pratchett, bien que les deux auteurs n’emploient pas l’humour à des fins similaires (contrairement à Pratchett, l’humour n’est jamais chez Hughart une fin en soi) ; mais le duo maître Li / Boeuf numéro dix n’est pas non plus sans rappeler un autre duo célèbre de la fantasy, à savoir Fafhard et le Souricier Gris de Fritz Leiber. En revanche, la référence de la quatrième de couverture aux célèbres enquêtes du juge Ti est à mon sens un poil abusive, tant Barry Hughart est à mille lieues du souci de réalisme historique qui caractérise les romans de Robert Van Gulik. On navigue ici dans une féerie loufoque et jubilatoire qui charme irrémédiablement le lecteur. Un véritable enchantement, à la fois drôle et léger, mais pas exempt d’une certaine profondeur.