Tranchée de vie
Au front, j’étais soldat. J’ai tiré des coups de fusils. Je n’ai pas écrit. Contrairement à son camarade Guillaume Apollinaire, et à d’autres poètes embringués comme lui dans la fureur de la...
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le 31 mai 2017
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On se demande comment, à 60 ans, Blaise Cendrars put se souvenir de tant de monde avec autant de précision. Les portraits de poilus se succèdent, tous plus hauts en couleurs les uns que les autres : il y a Rossi, qui reçoit des colis de sa femme, dont il s'empiffre en douce ; Bellesort et Ségouâna, qui aimaient la même femme, façon Jules et Jim ; Lang, le beau gosse, qui nargue tout le monde avec sa collection de conquêtes ; Bikoff, le tireur d'élite (qui m'a évoqué la délicieuse scène du snipper dans Inglorious Bastards), l'homme qui se cache dans un tronc d'arbre pour abattre des ennemis ; Garnéro, autre bon tireur mais aussi cuistot, qui est donné pour mort un lièvre à la ceinture ; Griffith et Sawo, les fidèles compagnons avec qui Cendrars montera une opération nocturne, « joyeux Noël », et une autre, d’interception d’un convoi ; « le Monocolard », plein aux as, qui arrose généreusement l’escouade ; Opphopf, qui manie le « bachot » volé avec maestria ; Chaude-pisse, dont il est inutile d'expliciter le surnom... ; Buywater et Wilson, deux vieux pacifistes américains qui sont contre les coups de feu (!), refusent les vêtements cousus (!!), sont montés au front pour « les bains de boue » (!!!) ; Uri, le salaud, monté au front pour faire fortune…
La main coupée est d’abord un livre sur la fraternité à la guerre. Cendrars n’en fait pas pour autant une fête, puisque presque tous les gens dont il parle périrent. Mais il y a de la gaité dans son récit… et beaucoup de vin. L’escouade, c’est un patchwork de nationalités engagées volontaire dans la légion étrangère. Des braves.
Contre les braves, la hiérarchie : les « sergents » qu’il déteste, les colonels et généraux bien planqués, plus préoccupés de faire respecter les codes et usages de l’armée que de monter des actions efficaces. Cendrars n’en a cure, tient tête même aux généraux (il prendra 100 jours de mitards juste pour ça, finalement non faits… grâce à la guerre), refuse tous les honneurs. Le seul de la hiérarchie qui trouve grâce à ses yeux et le capitaine Jacottet, qui ne cessera de le soutenir.
Quant au « sale individu de police », venu officiellement annoncer à Cendrars qu’il est blanchi dans l’affaire du « Christ de Dompierre », en réalité venu goûter le grand frisson du front, il ne suscite chez l’écrivain que mépris : son seul mérite sera de donner des nouvelles de tous ses amis artistes : Léger, Delaunay, Apollinaire…
Le récit comporte quelques moments épiques, comme le voyage à Compiègne pour ramener une meute de chiens, passant par la case lupanar. Le prisonnier, réclamé à corps et à cris qui, une fois, amené au général, reçoit toute son estime pour son simple port altier. Les pipes de maïs envoyées par des ménagères américaines, distribuées par deux « poules de luxe ». Les têtes de bœuf plantées sur les barbelés, qui donnent au retranchement des airs de Patagonie. Ou encore le hérisson ivrogne mais véritable boussole pour l’escouade, permettant de sauver des vies, et qui finira à la casserole. Et puis il y a ce mystérieux lys rouge, un bras ensanglanté qui se dresse dans un pré. Serait-ce le bras que Cendrars perdit à la guerre ? Car cet événement n’est pas relaté dans son récit.
Tout cela est toujours vivant, plein d’allant, et les plus de 400 pages passent assez vite. Cendrars signe des descriptions très littéraires, que n’aurait pas reniées un Proust, telle cette allégorie déployée autour du brouillard :
C’était un drôle de brouillard, tout en colonnes giratoires, tourbillonnantes qui s’élevaient des marais et se résorbaient en traines flottantes, transpirantes sous la lune qui scintillait dans les myriades de paillettes d’argent accrochées dans les volants étagés de ces jupes de gaze qui faisaient cloche en s’évanouissant dans la ténèbre pour réapparaître un peu plus loin sur l’eau noire miroitante et sous forme de nouvelles colonnes dansantes et dans un nouvel éclairage instable, inclinées, alanguies et plus ou moins s’effilochant, s’enlaçant, et cette invitation silencieuse à la valse des spectres blancs dans une grande salle de bal alternativement éclairée et brusquement plongée dans l’obscurité blêmissante des rampes et des girandoles que l’on ranimait, éteignait dans les coulisses de la nuit profonde nous eût ensorcelés si notre bachot n’eût été lancé à travers cette étendue à la recherche d’une barque décevante que nul d’entre nous n’avait encore entr’aperçue mais qu’Opphopf, avec son sûr instinct de batelier et son ouïe fine de fraudeur, avait repérée au son d’un clapotis fuyant.
... un style qui m'aurait vite épuisé, façon Malcolm Lowry, si tout avait été de cet acabit. Mais qui, ici, ressort avec force puisqu'il alterne avec des dialogues en langage cru. Un mélange qui fait tout le sel du récit.
On pourra reprocher à cette Main coupée une certaine auto-complaisance : Cendrars y a vraiment toujours le beau rôle. Incorruptible, désintéressé, fidèle en amitié, plein de panache, courageux au-delà de l’entendement. L’opposition « officiers – combattants » est aussi un peu manichéenne, mais peut-être n’est-ce là qu’un fidèle reflet de la réalité ?
Pourquoi Cendrars s’engagea-t-il ? Pas pour la France, ni pour des idéaux, assure-t-il. « Parce que je déteste les Boches ». Très politiquement incorrect. Et sans doute compréhensible.
7,5
Créée
le 3 déc. 2021
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