Pour les insomniaques littéraires
Jonathan Coe, sans doute l’auteur anglais le plus merveilleux de sa génération avec David Lodges, plonge son intrigue sur une île venteuse et grisâtre du Norfolk, où trône une mystérieuse résidence nommée Ashdown. Coe poursuit dans ce récit l’envie qu’ont les auteurs de faire évoluer leurs personnages sur quelques mètres carrés, perdus au milieu de nulle part – on se souvient notamment de Dix Petits Nègres, d’Agatha Cristie, et de Shutter Island de Lehane ; pour autant, le livre de Coe est tout sauf un polar.
Ainsi Coe va nous faire découvrir Sara, narcoléptique attachante, Terry, cinéphile jusqu’au bout des ongles, ou encore Grégory, le professeur fou, directeur d’Ashdown, qui se livre à des expériences sur le sommeil de ses patients.
Si l’on ne peut qualifier ce roman de “polar”, au sens propre du terme, il en réside néanmoins une intrigue à dormir debout, fascinante, qui se dessine peu à peu au travers de ces personnages très “coeien”, tous plus loufoques les uns que les autres, mais subtils, attachants, aux passés souvent douteux, et l’originalité de cette oeuvre réside en la construction non linéaire du récit : ainsi, les chapitres pairs se déroulent à Ashdown fin des années 1990, tandis que les chapitres impairs nous dévoilent les personnages dans les années 1980, toujours à Ashdown, qui est à cette époque encore une résidence universitaire. On retrouve dans ce souci du récit, de la construction, de la structure, l’univers bien atypique de Coe, qui est un véritable plaisir pour la lecture, puisque mêlant ainsi plusieurs intrigues, et permettant de revenir sur le passé des personnages, souvient liés, et d’en explorer les zones d’ombres. Comme toujours chez Coe, on retrouve le souci du petit détail qui a son importance, cette méticulosité exacerbée toujours magnifiquement décrite, souvent drôle, parfois ironique, toujours sérieuse ; on prend plaisir à s’immiscer dans la quête ultime de Terry – retracer, bout par bout, l’œuvre cinématographique, Corvée de Latrines, tombée dans l’oubli – ou l’on s’horrifie devant la narration des traumatisantes aventures sexuelles que Sara partagea avec son ancien petit ami. Pour ainsi dire, les personnages sont aussi inquiétants dans leur psychologie que la demeure d’Ashdown.
Pourtant Coe, dans un souci de rigueur et de précision viscérale, nous les livrent au grand jour, dans une réflexion bien atypique et merveilleusement trouvée sur le sommeil. Véritable thème phare du livre, il est récurrent, toujours présent en arrière-plan. Coe nous plonge, tel un scientifique, dans les abysses immaculées du sommeil, et s’il sert surtout à faire évoluer l’intrigue et les personnages, il est aussi une variable métaphysique de premier plan : l’auteur en vient à imaginer une dystopie bien singulière, où l’on effacerait pour de bon le sommeil, qui nous octroie, selon les calculs, un tiers de notre vie ; naviguant entre la science et le rêve, le sommeil et l’amour-passion, Coe mêle des thèmes divergents, des histoires différentes. Et si le but n’est pas de livrer tous les secrets du sommeil – ou du rêve, la frontière n’étant jamais loin-, il en propose néanmoins une expérience unique : faire tenir en haleine le lecteur dans une intrigue transpirant l’onirisme et le sommeil, cela est véritablement digne du chef-d’œuvre.