Sa tombe m’est plus douce que le lit de toutes les impératrices

citation tirée de la correspondance de Kleist.

Le style de Kleist est à l’image de son caractère profondément romantique et tragique ; et le romanesque de ses récits est au moins à la hauteur de sa vie, pleine de voyages, d’épisodes de désespoirs profonds et d’amour passionnel. Le brave homme a même apparemment fini comme ses Fiancées de Saint-Domingue : tué par une balle dirigée contre lui-même après avoir ôté la vie à son amante, Henriette Vogel – consentante.

Cela dit, je dois avouer avoir été un peu déçu de la nouvelle-titre, par laquelle s’ouvre le recueil : la pureté de Kleist déborde largement sur son écriture, et par moment confine à la naïveté, presque réductrice. Disons qu’en tant que représentant de mon époque décadente j’espérais, avec un sujet aussi trouble, me retrouver face à un traitement plus étrange, dérangeant ; et la résolution, que je ne dévoilerai pas, m’est apparu largement décevante, trop simpliste (résolvant précisément trop) ; mon sentiment est accentué par la bienveillance uniforme du caractère des personnages (dont la cruauté n’est jamais que le fruit d’un égarement, temporaire) et par la manière dont elle permet « d’esquiver » le sujet central – la grossesse par le viol, et la manière dont la société y réagit – en l’ensevelissant sous un torrent de bons sentiments. Ce qui attise cela dit mon intérêt pour le Rohmer adapté.

Les nouvelles suivantes, Le tremblement de terre du Chili et Les fiancés de Saint-Domingue, me font à peu près le même effet, même si, contrairement à La Marquise d’O…, elles opposent la pureté du sentiment amoureux à la méchanceté du monde, en prenant chacune appui sur un événement historique/politique dramatique : un tremblement de terre survenu à Santiago en 1647 pour la première ; la révolte des esclaves noirs d’Haïti qui chassèrent le colon français vers la fin du XVIIIe-début du XIXe siècle pour la seconde.

Si je trouve Le tremblement de terre… assez efficace, Les fiancés… a sans doute été pour moi la lecture la plus fastidieuse du recueil, en dépit d’un contexte politique vraiment passionnant. Dans l’une, le sentiment amoureux des personnages est pré-établi ; plus encore, ils s’incarnent dans les actions désespérées des personnages, pris au piège des répercussions d’une catastrophe spectaculaire ; et finalement, il culmine dans un épilogue particulièrement cruel et réussi. Dans l’autre, la romance germe avec une rapidité difficilement crédible. Pour la faire éclore, l’idéalisme du style de Kleist force et ignore les conditionnements des personnages, que tout devrait opposer ; on a du mal à voir autrement que superficiel cette amourette clairement basée sur un fétichisme et une attirance très physique, ce qui rend le reste de l’aventure plutôt artificielle. D’autant que son style, très typique de son temps, est assez daté à certains égards. La faute peut-être au changement de langue, étant donné la capacité de synthèse de la langue allemande, les phrases sont souvent très longues et chargées, une sensation qu’accentuent les descriptions de sentiments exaltés qui s’y déversent. Le tout frôle régulièrement la lourdeur – y verse parfois.

L’enfant trouvé, en revanche, et peut-être par effet de contraste, est la nouvelle qui m’a le plus sincèrement réjoui. Pour la première fois, l’idéalisme de Kleist daigne descendre au plus profond de la fange trouble des sentiments humains ; la pureté de l’amour jamais consommé, de la tendresse maternelle y côtoient la perversité de la jeunesse ingrate et machiavélique, la cruauté d’un narcissisme blessé. L’ouverture annonce la couleur : la générosité du marchand Piachi, qui prend sous son aile un orphelin malade nommé Nicolo, est immédiatement punie par la mort de son fils, qui succombe à la même infection, tandis que Nicolo, par une cruelle ironie du sort, survit. Piachi prend alors l’orphelin sous son aile, et l’enfant est immédiatement adopté par la femme du marchand, Elvire, faisant bientôt pour le couple office de descendant de substitution. Les années passent : le jeune garçon devenu jeune homme s’avère assez doué dans la gestion des commerces du père, et plutôt beau garçon. Seuls reproches que peuvent lui adresser ses parents : un caractère quelque peu dévot, qui le détourne des affaires, et un tempérament frivole, qui le pousse dans le bras des femmes, et que son père cherchera à contrecarrer. Bref, sans dévoiler toute l’intrigue, résumons simplement que, suite à un quiproquo, Nicolo pense être la victime d’une machination fomentée par Elvire, et ayant pour but de le détourner d’une femme dévergondée qu’il fréquente. Celui-ci, interprétant mal les gestes de sa mère adoptive, se méprend sur les sentiments qu’elle éprouve pour lui, et s’imagine qu’elle est déchirée entre un amour passionnel à son égard et son devoir maternel ; et bien décidé à se venger d’elle, cherche à en profiter.

Le récit est assez court, beaucoup plus que les nouvelles précédentes, mais pourtant très dense. Pour la première fois dans ce recueil, la psychologie des personnages est profondément trouble, et constamment tendue entre des motivations ambivalentes. On pourrait y voir les premières intuitions d’une psychanalyse freudienne à venir, et un écho à des tragédies classiques : avec le souvenir d’un amour passé et jamais consumé, qui se transforme en névrose, d’une part ; ou dans le jeu de manipulation, pervers et très œdipien, que met en place le fils adoptif. Le final, d’un pessimisme absolu, donne l’impression que Kleist y a insufflé toute la noirceur de son âme, et d’assister à une étude mythologique du Mal.

Entre Les fiancés et L’enfant trouvé s’insère sans peine La mendiante de Locarno, micro-récit fantastique à frissons ; efficace mais assez peu mémorable.

Sainte Cécile ou la puissance la musique est un récit mystique étonnant, presque angoissant. Il raconte la conversion subite au catholicisme de quatre frères – pourtant protestants véhéments, ayant notamment pris part à la Furie iconoclaste. Curieusement, j’ai cru y déceler un arrière-goût lovecraftien : dans la disposition du récit, déjà, qui suit la mère des quatre frères, et évolue principalement grâce aux témoignages des événements par des personnages tiers ; surtout, évidemment, dans le basculement – inexpliqué et inexplicable – vers la folie religieuse des quatre frères, qui rappellent les rescapés des rencontres avec Cthulhu ou autre monstruosité. Par ailleurs, le sujet évoque La Musique d'Erich Zann. Sans doute, avec L’enfant trouvé, le texte le plus passionnant du recueil.

Le Duel, enfin – inspiré du même événement historique qui est adapté par le Last Duel de Ridley Scott –, affiche des défauts et qualités semblables à celles des trois premières nouvelles. Elle se lit sans difficulté, voire avec plaisir ; les personnages sont haut en couleur, et la narration est parfaitement tenue, enchaînant, au fur et à mesure de la progression de l’enquête, les révélations. En contrepoint, le traitement du sujet central de l’intrigue aboutit à une conclusion morale et assez naïve, et donc un peu décevante.

VizBas
6
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le 1 août 2023

Critique lue 5 fois

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