La Marquise de Sade
7.6
La Marquise de Sade

livre de Rachilde (1887)

Mieux vaut prévenir : contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, La Marquise de Sade n’est pas un panégyrique de la torture, ne magnifie pas l’exercice de la domination absolue, ne cherche pas à rationaliser la perversion. Sulfureux ? À la rigueur, dans son dernier tiers ; mais le roman met mal à l’aise ou fait rire jaune plutôt qu’il ne choque véritablement. Et plutôt que du côté des 120 Journées de Sodome, la parenté me semble à chercher dans la lignée du naturalisme, mais d’un naturalisme faisandé, à la Octave Mirbeau.

Le goût de la mort, tout de même, mais d’une mort subie par l’héroïne avant d’être infligée, petit à petit, par étapes d’une lente dégradation, façon Jardin des supplices. (À propos de jardin, d’ailleurs, il y en a un remarquable au premier chapitre. Pourquoi n’en voit-on jamais le jardinier ? demande la petite fille. C’est un cimetière.) Autour de Mary tout meurt, bêtes et hommes, jeunes et vieux, créatures honnies ou chéries ; ce n’est pas toujours de sa faute.

Bien sûr, La Marquise de Sade met en évidence un lien entre mort et volupté : « Le docteur Barbe plaisantait parce qu’il ne craignait pas le nuage de sang qui, montant aux yeux, les trouble et transforme un laideron en beauté idéale » (p. 191 de la réédition « L’Imaginaire »). Le sang, motif récurrent du récit, y est source de mort et (donc) de désir. Le docteur, en homme de science positiviste qui ne comprend pas sa nièce qu’il cherche à séduire, prend la chose de haut. Mary, quant à elle, est dépendante de ce sang, et en tant que telle doit sans cesse augmenter les doses pour produire le même effet : « Et l’année lugubre de son double veuvage écoulée, sa vie s’épanouit en des exagérations à travers ce que les philosophes appellent la décadence, la fin de tout » (p. 301). Cela pourrait être une histoire du roman naturaliste.


Une autre tradition à laquelle La Marquise de Sade – et probablement une bonne partie de l’œuvre de Rachilde – me paraît se rattacher serait constituée, en aval cette fois, par l’ensemble des romans contre la famille qui orneront la littérature française à partir, mettons, de Gide. (Rattachons-y un Montherlant, un Tournier… D’ailleurs pas des écrivains à qui l’on confierait volontiers nièce ou neveu.) Et puisque Mary est la fille d’un colonel de hussards, et que « La vie de garnison était, en ce temps-là, une vie de famille » (p. 47), la critique de la famille s’étend forcément à la chose militaire (le roman propose par ailleurs un regard aussi enfantin que particulier sur la guerre de 1870) : « Une heure vint, terrible, durant laquelle on apprit les désastres de l’armée et ceux du gouvernement. […] Brusquement, de tous les patriotes de la ville, il ne resta plus que des gens qui enterraient leurs objets précieux, comme des avares, au fond des jardins » (p. 187).

Mais Mary n’est pas la seule concernée : on parle de famille en général : « À Haguenau on faisait les enfants sur un unique moule d’enfant gras et stupide ; mais on en faisait des tas, fièrement, lourdement, en regardant le prochain du coin de l’œil pour savoir s’il en avait davantage. Les jeune bourgeoises pondaient, les vieilles débarbouillaient, inutile d’insister sur ce que le mari pouvait ajouter de son labeur » (p. 159). Inutile également d’insister sur ce que le roman dit des mâles aussi bien que des femmes comme il faut, donc.


Mary, qu’il est impossible de ne pas voir comme un double romanesque de l’autrice, finit par devenir « moitié la petite fille qui veut du fruit défendu, moitié la lionne qui cède à l’instinct » (p. 312). Ailleurs, comparée à un sphinx, à une sirène… (Tout le bestiaire fin-de-siècle y passe.) Et puisqu’on a ouvert la boîte des analogies, elle dit ceci au seul être susceptible de l’aimer et qui ne meurt pas : « Paul, j’ai besoin d’un être de mon âge pour lui causer, lui sourire, me blottir dans ses bras… Nous n’irons pas plus loin ; veux-tu ?… […] Je rêve de l’amour très impossible fait de mystères enfantins et que l’on n’ose pas mettre en action. Paul, je t’aime comme t’aimerait une petite sœur libertine ! » (p. 248). Nous voilà à la fois très loin de Sade, et près de lui. (Et tout ceci avec un style à la Colette !)

Mais ces paroles dénotent aussi une différence, et de taille, avec la plupart des héroïnes naturalistes, j’y reviens : Mary à vingt ans porte un regard – et tient un discours – sur Mary à dix ans. Alors que Nana, Gervaise ou Jeanne de Lamare semblent ne rien apprendre de leur passé, ou alors bien trop tard. « Je vous aimerai davantage demain, ce sera mon devoir, mais ne comptez pas sur une passion désordonnée, j’ai l’horreur de l’homme en général, et en particulier vous n’êtes pas mon idéal. Lorsque j’avais dix ans, je m’imaginais qu’un jardinier pieds nus et en chapeau percé serait le mari de mes rêves » (p. 230), dit Mary à son futur mari, la veille de leur mariage. C’est tout de même d’une autre envergure, non ?

Alcofribas
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le 26 janv. 2025

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