… « alors que la chose elle-même avait depuis longtemps disparu. Ainsi en allait-il pour des domaines aussi différents que le sexe, la politique, le roman et, en l’occurrence, les soirées. Chacun faisait comme si tout continuait normalement, alors que tout allait s’arrêter, et pour de bon » (p. 15 dans « La Petite Vermillon »). Tout est dit dès le deuxième paragraphe de cet étrange roman apocalyptique.
Et pourtant, la Minute prescrite pour l’assaut est drôle. L’apocalypse y est causée à la fois par un attentat bactériologique, une mutation du virus de Marburg, une explosion atomique, une désagrégation politique presque totale et un jeu vidéo aux effets psychiques dévastateurs. Cinq raisons, dont chacune fournirait un scénario à une bonne vingtaine de séries B ou Z. Cinq raisons, c’est comme les cinq preuves de l’existence de Dieu chez saint Thomas : ça fait au moins quatre de trop. L’une d’elles – ou le pressentiment de l’une d’elles – poussera sur la route Kléber et sa récente rencontre Sarah, dans ce qu’on pourrait appeler un road-movie amer.
Ainsi, l’apocalypse aurait presque ici quelque chose de goguenard, avec son personnage de professeur désabusé qui « voulait continuer à écrire, à boire, à lire, à baiser et à voyager, ce qui était quand même pour lui les seules activités qui faisaient que la vie valait d’être vécue » (p. 141). Dans les fictions apocalyptiques états-uniennes, Kléber aurait été dans les premiers à crever, avec le jeune mec agressif piégé par son hybris et le vieil homme qui se sacrifie pour un enfant.
Chez Jérôme Leroy ils sont quelques-uns à n’être pas particulièrement satisfaits du monde d’avant. Ce monde qui est notre monde. Car il est rare que se vérifie à un tel point l’analyse qui veut que toute fiction (post-)apocalyptique réussie traite fondamentalement de la culture de celui qui l’a créée. (Ça se vérifie aussi bien pour Walking Dead que pour Ravage, pour le Nuage pourpre que pour Niourk.)
Significativement, ceux que Kléber – et l’auteur avec lui – qualifie de mutants n’ont rien à voir avec les robots de Terminator ou les gosses du Village des damnés : ce sont les natifs d’avant le choc pétrolier, « mutants suradaptés au primat de la valeur d’échange » (p. 87). Dit autrement, « Chloé, comme tant de ses contemporains, ne faisait plus tellement la différence entre hypocondrie et prophylaxie, écologie et névrose. Ça baisait avec capote, ça triait ses déchets, ça mangeait bio, ça faisait du sport, mais ça roulait au diesel et ça brûlait chaque année des milliers de tonnes de kérosène pour vérifier que les couleurs de l’Indonésie correspondaient bien à celles du catalogue. Et dire que le pic de Hubbert les avait tous étonnés, qu’ils l’avaient pris comme une offense personnelle à leur hédonisme de hall d’aéroport » (p. 237).
Il y a quelques autres passages du même bois dans la Minute prescrite pour l’assaut. On y trouve de l’humour noir, du sarcasme, de l’ironie – mais pas ce sarcasme dominateur, ni cette ironie factice qui vous tape sur l’épaule en vous disant Allons, rassure-toi, tu vois bien que c’était une blague ! Ce n’est pas une blague. « C’était la fin de l’Histoire, pas celle, hélas ! qu’avait prévue Marx. Le dépérissement de l’État ne débouchait pas sur la société sans classes, mais sur la mort généralisée » (p. 322).