Davos, c'est déjà un petit village isolé dans une petite vallée, à l'extrême est de la Suisse (au début du siècle dernier, pas de forum économique mondiale, et nul hélicoptère ne pouvait déposer les visiteurs, aussi importants soient-ils). Le sanatorium où se déroule l'histoire est lui-même un microcosme isolé du village, où vit une communauté bien particulière et coupée du monde par la maladie.
Une communauté hors du monde, et surtout hors du temps, les jours passent dans une autre dimension pour les gens "d'en haut". Le temps n'a plus de prise sur eux, ils finissent par s'inscrire dans un autre rythme, où les jours se ressemblent tellement qu'ils se confondent et se ramassent tous en une grosse brique. Horloges et calendriers s'accélèrent ou se ralentissent-ils, voire s'arrêtent-ils complètement ? La perception du temps est un élément fondateur du roman, sur lequel l'auteur joue avec allégresse, maîtrisant toutes les subtilités des ellipses et des ralentis.
A ce titre, le sanatorium peut faire figure d'une effrayante toile d'araignée dont on peine à sortir, même bien portant. L'oncle James, en simple visite, prend d'ailleurs ses jambes à son cou de peur de se faire diagnostiquer quelque tache humide à la poitrine, à l'instar de son neveu. Au-delà de l'aspect cocasse et effrayant de ces médecins semblant chercher à retenir les patients à tout prix, c'est une vision originale de la maladie et de la santé que nous propose Thomas Mann. Est-on jamais en parfaite santé ? La maladie fait partie de l'homme, qui doit toujours lutter contre pour éviter qu'elle ne prenne le dessus. La médecine n'est pas une science exacte, on reste toujours avec l'évolution des personnages dans l'incertitude, l'incompréhension des patients non sachants.
Une grande partie de l'attrait du roman réside dans la galerie de personnages attachants et drôlatiques, qui égrènent leurs anecdotes et leurs petites péripéties. A commencer par Hans Castorp, trop mou pour faire figure de héros, trop bienveillant pour camper un antihéros. C'est plutôt son cousin Joachim qui fait figure de véritable héros aux yeux des autres personnages, courageux et déterminé. Il y aurait mille choses à dire sur les personnages secondaires, entre le verbe de Settembrini, l'austérité mystérieuse de Naphta, la grâce malicieuse de Clawdia Chauchat, la bêtise de Mme Kleefeld…
A mes yeux, les débats philosophico politiques que tiennent entre eux les personnages présentent quelques longueurs. Ils sonnent étrangement par leur côté détaché, ces gens d'en haut dissertent sur un monde auquel ils n'appartiennent presque plus. Pour autant, les questions abordées font écho aux préoccupations de l'époque, et témoignent d'un basculement, du crépuscule d'un monde qui va s'achever dans la grande guerre.