Dans tous les sens
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La Mort d’Agrippine est un panier de crabes : les comploteurs ne complotent pas seulement contre Tibère, l’empereur à abattre, mais aussi les uns contre les autres – Séjanus faussement allié à Livilla attend la moindre occasion de planter un couteau dans le dos d’Agrippine, qui envisage de se servir de Livilla pour contrer Séjanus, etc. On est loin des lignes claires et convergentes ordinairement associées aux tragédies du XVIIe siècle. Oui, l’histoire littéraire est ainsi faite qu’il est difficile de parler du théâtre de Cyrano sans l’ombre de Corneille et de Racine.
Une autre ombre plane sur la Mort d’Agrippine, celle de Médée. Pas Médée la magicienne, mais Médée qui trahit sa patrie pour un prince qu’elle trahira quand il l’aura trahie… C’est visible tout au long de la pièce, mais le mythe trouve aussi un écho dans la clémence finale de Tibère : « Pour allonger tes maux, je te veux voir nourrir / Un trépas éternel dans la peur de mourir » (V, 7), dit-il à Agrippine, qu’il épargne pour une raison assez proche de celle qui pousse Médée à épargner Jason : il s’agit de dispenser une souffrance qui soit pire que la mort.
Il me semble cependant que la (relative) vogue de la Mort d’Agrippine depuis quelques années ne tient pas seulement à l’idée qu’on aurait fait le tour de Corneille et de Racine. Il y a d’abord ce goût « postmoderne » pour l’autoréférentialité. Et de ce point de vue, on est servi ! D’entrée, le discours à la confidente qui tient lieu d’exposition à quelques centaines de pièces classiques est exhibé comme tel et désamorcé : « Je te vais retracer le tableau de sa gloire, / Mais feins encor après d’ignorer son histoire. / […] Mais ne te fais-je point de discours superflus ? / Je t’en parle sans cesse », dit Agrippine à Cornélie.
Plus tard (II, 1) Tibère, à propos d’Agrippine, dira à Nerva « Mais écoute-nous feindre à qui feindra le mieux », mais il le dit tout autant au public. Et un jeu avec la quatrième mur, pour un amateur de théâtre moderne, c’est comme un rassemblement évangéliste pour une épidémie. Du reste, dans la pièce de Cyrano, on commente l’intrigue, mais aussi le mot : « La réponse est d’esprit et n’est pas mal conçue » (Tibère à Agrippine, III, 2). Quant à la fin, elle coupe court au récit de messager, en un vers de trois répliques : « Tibère. Sont-ils morts l’un et l’autre ? / Nerva. Ils sont morts. / Tibère. C’est assez. » Avez-vous remarqué que c’est souvent Tibère qui met en relief cette autoréférentialité ?
Ce qui assure l’intérêt de la Mort d’Agrippine aux yeux d’un public de 2020, c’est encore la virtuosité verbale. Et là encore, le sieur de Bergerac assure : « Tibère. Pour te la conserver, j’ai reçu la couronne ; / Je te la rends, Princesse. | Agrippine. Et moi je te la donne. / Tibère. Mais comme j’en dispose au gré de tes parents, / C’est moi qui te la donne. | Agrippine. Et moi je te la rends » (II, 2). Pas très tragique, ce passage ? Peut-être. Avec cette tragédie-là, on n’est pas toujours loin de la comédie – cf. le jeu de Séjanus autour du mot « conjuré » à la troisième scène de l’acte III. Voilà qui compense certains vers qui ne sont pas dépourvus de chevilles (« Non, Seigneur, non, sa perte est et sûre et facile », Nerva, II, 1).
Et pour pouvoir cocher toutes les cases sur l’attestation de libertinage XVIIe de la Mort d’Agrippine, restait l’athéisme. On connaît l’astuce consistant pour un auteur à se protéger en prêtant à un personnage de fiction les propos scandaleux que la société ne saurait tolérer – « c’est un scélérat qui parle », tout ça – avant de le faire mal finir. Ainsi, Séjanus déclare « Frappons, voilà l’hostie » (IV, 4) ou dénie tout pouvoir aux dieux (« Qui les craint ne craint rien », III, 3). Provocations un peu puériles de Cyrano ? Sans doute, mais ces provocations s’appuient sur des doubles sens, c’est-à-dire sur des richesses.
Alors certes, cela ne vaut peut-être pas le meilleur de Corneille ou de Racine, mais ça vaut d’être lu. Même sans rien comprendre à ce que la généreuse éditrice appelle « la surdétermination des liens familiaux dans la dynastie julio-claudienne » !
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le 2 mai 2020
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