(Critique commune du recueil de nouvelles La Mort en été et du film Yûkoku, rites d'amour et de mort, tous deux de Yukio Mishima.)


Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/la-mort-en-ete-de-yukio-mishima/yukoku-rites-d-amour-et-de-mort-de-yukio-mishima.html


RITES D’AMOUR ET DE MORT – PARDON, RITES OF LOVE AND DEATH


Mishima Yukio a touché à tous les genres littéraires – mais il a notamment écrit un certain nombre de nouvelles, et La Mort en été, recueil initialement publié en 1966, en comprend dix (ou plus exactement neuf et une petite pièce de théâtre…), très diverses dans la forme comme dans le fond, et qui pourtant témoignent d’un auteur génial faisant œuvre, avec une certaine cohérence, et des obsessions qui reviennent sans cesse ; Freud aurait apprécié, amour et mort font ici très bon ménage… même si jamais autant que dans la nouvelle « Patriotisme », sans le moindre doute celle qui marque le plus dans l’ensemble de ce recueil, pour de bonnes ou d’un peu moins bonnes raisons – ce qui implique une place à part, et j’y reviendrai plus en détail, en évoquant tant qu'à faire son adaptation cinématographique, par Mishima lui-même, et avec lui-même dans le rôle princpal, Yûkoku, rites d’amour et de mort.


Cependant, la primauté de « Patriotisme » ne doit pas non plus jeter une ombre morbide sur les neuf autres textes constituant ce recueil. Il est sans doute un peu inégal, comme le sont à peu près tous les recueils de nouvelles, mais le niveau est forcément très élevé (Mishima, bordel), et il contient de très belles pièces, qu’on aurait bien tort d’ignorer.


Une note préalable, toutefois : La Mort en été est un recueil traduit de l’anglais… On connaît l’histoire de ce souhait de Mishima, même si, pour ce que j’en ai lu, cela n’était pas systématique. Ici, le traducteur est donc Dominique Aury – et les différentes versions de ce recueil, complet ou abrégé, ne sont pas revenues sur cet état de fait. C’est éventuellement fâcheux, car il y a certains passages qui sonnent faux… En fait, le recueil est ici très inégal : il y a des moments de grâce infinie, il y a des lourdeurs qui pèsent sur l’appréciation du récit par le lecteur. Mais, pour le coup, c’est peut-être bien ce double degré de traduction qui pose problème – car les dix nouvelles composant en anglais Death in Midsummer and other stories… ont été traduites par quatre traducteurs différents ! Cela constituerait une explication possible à ce caractère inégal, qui est très regrettable… Un bon coup de ripolin aurait été appréciable – voire, soyons fous, une nouvelle traduction, du japonais…


TROIS EXCELLENTES NOUVELLES


Mais les nouvelles, donc. Outre « Patriotisme », trois nouvelles me paraissent devoir être mises en avant, qui brillent tout particulièrement.


La Mort en été


Je citerais tout d’abord « La Mort en été », un texte cruel et dur, pourtant d’une manière bien différente de « Patriotisme » ; le drame est ici avant tout psychologique, même en ayant des bases très concrètes, car le récit se focalise sur la réaction d’une femme à la tragédie constituée par la mort de deux de ses enfants, et de sa belle-sœur qui les surveillait, sur une plage agréablement ensoleillée, en villégiature.


L’horreur du fait-divers en lui-même passe d’une certaine manière au second plan, le ressenti de la femme est central, dont on ne sait trop que penser ; car elle prend tour à tour l’apparence d’une mère effondrée et d’une Médée, sinon d’une créature superficielle et égotiste (elle n’est certes pas le seul personnage féminin de ce recueil à susciter des sentiments ambigus de compassion et de répulsion tout à la fois).


La nouvelle traite ainsi de la possibilité ou non de vivre, simplement vivre, après pareil drame, mais, loin de tout sentimentalisme sirupeux, elle confronte directement le lecteur à la complexité de la psyché humaine, faite de paradoxes et de pieux ou moins pieux mensonges ; la nouvelle noue le ventre – sans l’échappatoire du seppuku.


Le Prêtre du temple de Shiga et son amour


J’ai beaucoup aimé aussi « Le Prêtre du temple de Shiga et son amour », un texte qui détonne un peu, éventuellement, du fait de son caractère « historique », qui lui confère en même temps un vernis « classique » pas désagréable.


Le thème de la nouvelle peut paraître passablement convenu : un saint homme croise la route d’une jolie femme, et, succombant à la tentation bien malgré lui, il perd aussitôt toutes ses certitudes, et craint d’être passé à côté de l’essentiel durant toute une vie de dévotion.


Cependant, Mishima ne livre en fait pas ici un texte si moqueur que cela, visant à railler l’ersatz en bonze de calotin : le prêtre comme son adorée sont des êtres en quête d’absolu, et leurs approches se répondent – la blague n’en est pas une, et s’il y a un semblant de réponse d’ordre éthique, ici, c’est d’une manière bien plus subtile que ce que l’on aurait pu croire.


Onnagata


Je citerais enfin « Onnagata », à mon sens la nouvelle de La Mort en été qui approche le plus le brio saisissant de « Patriotisme ». Peut-être parce que, là aussi, nous ne sommes pas seulement amenés à lire une histoire, mais à explorer crument la psyché de Mishima ?


La nouvelle traite donc d’un onnagata, c’est-à-dire d’un de ces acteurs mâles qui jouent les rôles féminins des pièces de kabuki. On sait, semble-t-il, que Mishima était fasciné par ces acteurs, et que cette fascination a pu jouer un rôle dans la découverte et l’acceptation de son homosexualité. Ils incarnent à leur manière une forme supérieure de beauté masculine, dans leur indétermination – dont le lieutenant suicidant de « Patriotisme » constitue le revers… a fortiori quand il est incarné par un Mishima fier de son corps sculpté dans les salles de gymnastique. Mais la nouvelle, habile, traite de cette fascination en biais, au travers du personnage d’un passionné de kabuki, mais plus encore d’onnagata, et follement amoureux du plus grand, du plus beau onnagata de son temps.


Cependant, la nouvelle ne s’en tient pas là, et s’extrait du registre classique du kabuki pour envisager une mise en scène « moderne », même si sur la base maligne d’un texte classique, Si je pouvais les intervertir ! (dont on trouve des extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise), un roman médiéval dans lequel, en raison de leurs inclinaisons naturelles, un garçon est élevé en fille et une fille en garçon… Ce travail de « modernisation » d’un classique renvoie sans doute à la propre activité de Mishima dramaturge (même si c’était le nô qu’il prisait avant tout, et j’y reviendrai forcément – mais d’ici-là je peux vous renvoyer à ma note sur une pièce « moderne », Madame de Sade), mais c’est aussi l’occasion d’une confrontation de deux mondes – l’onnagata doux et conciliant dans sa grâce divine davantage encore que féminine incarnant le Japon ancien, tandis que le jeune et arrogant metteur en scène l’a jeté aux orties. La relation entre les deux suscite à bon droit la jalousie du personnage point de vue…


C’est très fin, très bien exécuté : une nouvelle parfaitement brillante.


DEUX TRÈS BONNE NOUVELLES… ET UNE INTRIGANTE PIÈCE DE THÉÂTRE


Trois autres récits valent assurément le détour, même si sans atteindre les mêmes sommets – deux nouvelles… et une petite pièce de théâtre.


Les Sept Ponts


Commençons par les nouvelles, et d’abord « Les Sept Ponts ». Nous y suivons des geishas qui se livrent à un très superstitieux pèlerinage, leur imposant de traverser sept ponts tout en priant pour que leurs vœux s’exaucent – sans dire le moindre mot.


Ces personnages féminins suscitent le même sentiment ambigu que la mère meurtrie de « La Mort en été » – du fait de leur superficialité et de leur égoïsme, sinon de leur superstition. C’est un gynécée cruel, elles ne se font pas de cadeaux – les persiflages et les préjugés sont leur pain quotidien. Pourtant, dans leur condition guère enviable, elles ont aussi ce caractère endolori qui permet de les envisager avec sympathie.


La cruauté du texte ressort peut-être surtout de son côté moqueur, en définitive – avec comme une revanche morale à la clef, sous les atours d'une farce burlesque. Cela fonctionne très bien.


La Perle


« La Perle » est finalement une nouvelle assez proche des « Sept Ponts » : la distribution est là encore entièrement féminine, et ce cercle d’amies (des dames qui prennent le thé ensemble) peut s’avérer d’une extrême cruauté – a fortiori quand l’importance du « paraître » vient perturber cette relation naturellement empreinte d’hypocrisie. Du coup, la nouvelle affiche une dimension humoristique encore plus prononcée !


Ce récit comporte sans doute à son tour un aspect critique, en même temps – qui n’en fait pas totalement la vilaine blague que l’on croit tout d’abord. Et, en définitive, la dictature du paraître n’a rien de drôle… Mais, ceci, c’est un sentiment que l’on ne se permettra véritablement qu’une fois la dernière page de la nouvelle tournée. D’ici-là…


Dojoji


Le troisième texte à mentionner dans cet ensemble n’est donc pas à proprement parler une nouvelle, mais une brève pièce de théâtre : « Dojoji ». La vente aux enchères d’un très improbable meuble y est perturbée par l’irruption inopinée d’une jeune femme, qui entend bien raconter l’histoire horrible de cette « armoire » gigantesque…


Le propos peut paraître obscur. À tort ou à raison, ce mystère (passablement policier) aussi bien que la manière de le mettre en scène, avec ces dialogues très caractéristiques, m’a fait penser à Edogawa Ranpo (dont Mishima avait adapté pour la scène Le Lézard Noir)…


Mais l’inspiration essentielle est ailleurs, comme le laisse en fait entendre ce titre de « Dojoji », que l’on ne s’explique pas au vu du contenu du texte même. C’est qu’il s’agit d’une de ces pièces de nô « modernes » qu’a écrit Mishima – en empruntant directement à un nô classique intitulé « Dôjôji », lequel empruntait lui-même à un récit bien plus ancien et ayant connu des variantes (en fait, je ne m’en étais pas le moins du monde rendu compte en lisant la pièce de Mishima – sans autres indices, cela me paraît difficile –, mais j’avais déjà lu, tout récemment, une variante de ce récit dans les Histoires qui sont maintenant du passé, recueil de contes édifiants, dans une perspective bouddhique, composé entre les XIe et XIIIe siècles à vue de nez) ; le nô mettait en avant les crimes suscités par la jalousie, et, si l’approche de Mishima est différente, avoir cette référence en tête permet probablement d’envisager le texte avec davantage de compréhension comme de sentiment (pour ce personnage féminin plus subtil qu'il n'y paraît).


Toutefois, même sans cette référence, la pièce emporte l’adhésion par son côté étrange et quelque peu roublard.


TROIS TEXTES PLUS ANODINS ?


Trois textes me paraissent inférieurs – mais certainement pas mauvais, ni même médiocres d’ailleurs – simplement, ils sont peut-être un peu plus anodins ?


Trois Millions de yens


Ainsi tout d’abord de « Trois Millions de yens », récit qui voit un jeune couple, dont la situation financière est plus que précaire, dépenser un peu plus que de raison dans une sorte de parc d’attractions. Les amants sont presque archétypaux, au regard de certaines images suscitées par la condition des hommes et des femmes dans le Japon contemporain (à vrai dire peut-être bien plus aujourd’hui qu’alors) : la femme sérieuse et qui tient les comptes, l’homme profondément immature.


Un rendez-vous doit avoir lieu, avec une mystérieuse vieille dame – qui doit régler ces soucis financiers. Nous n’en saurons pas plus, cette nouvelle joue beaucoup, comme quelques autres, sur le non-dit, l’allusion : au lecteur de déterminer le « travail » demandé au jeune couple par la vieille dame. J’aurais bien quelques idées, mais je vais les garder pour moi… Toutefois, la nouvelle a quelque chose de lumineux, même dans toutes ces références à la misère du couple, qui incite à supposer la plus noire des conclusions, au mieux l'humiliation.


Bouteilles thermos


Ainsi également de « Bouteilles thermos », pas le plus enthousiasmant des titres. C’est à nouveau un récit très cruel, et qui joue beaucoup sur le non-dit. Toutefois, en l’espèce, la cruauté dépasse l’opposition des sexes : si y figure une ancienne geisha qui aurait pu être de celles accomplissant le pèlerinage des « Sept Ponts », l’homme qu’elle retrouve, son ancien client/protecteur, et qui constitue notre point de vue, est un individu de plus en plus acre et acerbe, au point du sadisme.


Une nouvelle qui remue un peu – sans briller, mais non sans pertinence.


Les Langes


Ainsi enfin de « Les Langes », de très loin la plus courte nouvelle du recueil, et qui le conclut. La nouvelle répond peut-être à « La Perle », qui la précède immédiatement, ainsi qu’à « La Mort en été », tout à l’autre bout du recueil : le personnage est là encore une femme torturée par la dictature du paraître, et qui, en outre, reporte sur son propre enfant absolument tout ce qu’elle constate au fil de ses errances empreintes d’obsessions à même de rendre la vie invivable.


La plume est belle, le tableau touchant, mais, pour quelque raison que j’ignore, je n’ai pas accroché plus que ça.


PATRIOTISME – UNE PLACE À PART


Reste une nouvelle : « Patriotisme », qui occupe une place à part dans ce recueil. C’est une des plus célèbres nouvelles de Mishima – probablement la plus célèbre, en fait. Pour une excellente raison : c’est une nouvelle absolument brillante, un vrai chef-d’œuvre. Et pour une raison, pas forcément mauvaise, mais un peu moins bonne : on ne peut pas lire ce texte, aujourd’hui, sans l’envisager comme une répétition, avec quelques années d’avance, de la propre (non, sale) mort de l’auteur lui-même…


L’histoire prend pour cadre « l’incident du 26 février » (1936), une tentative de coup d’État militaire (à une époque très agitée : il y a eu d’autres tentatives, et des assassinats politiques en nombre), durant laquelle de jeunes officiers nationalistes, désireux de renforcer le pouvoir de l’armée et plus impérialistes que l’empereur, ont assassiné des ministres au nom de leur chef suprême. Hélas pour eux, l’empereur Shôwa (ou Hirohito si vous préférez) a désavoué leur initiative, scandalisé, et a exigé que l’on mate cette rébellion. Dont acte : les troupes mutines sont dispersées, les meneurs qui ne se sont pas suicidés sont fusillés. Ce qui, certes, n’a pas empêché l’armée de prendre effectivement le pouvoir quelques années plus tard à peine, avec les conséquences que l’on sait…


L’incident a beaucoup marqué les Japonais – je ne compte pas les allusions dans des livres, des BD (par exemple Vie de Mizuki), des films (comme Furyo), que j’ai pu lire ou voir. Mishima n’a de toute évidence pas fait exception, qui y a multiplié les références dans sa carrière littéraire, même si surtout à partir de « Patriotisme ».


La nouvelle figure un lieutenant et son épouse – des jeunes mariés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les officiers rebelles n’ont pas mis le lieutenant au courant de leur plan, afin de le préserver ainsi que son épouse… Mais que l’empereur exige d’écraser le coup d’État a pour le lieutenant cette conséquence terrible : on va lui ordonner de tuer ses meilleurs amis. C’est impossible… Le devoir s’oppose au sentiment, le giri au ninjô. Dans cette alternative indiscernable, le soldat n’a d’autre choix que de partir en soldat – ou en samouraï : il est résolu à se suicider par seppuku.


Ce que comprend très bien sa charmante épouse, qui entend partir avec lui. C’est un couple japonais parfait – deux êtres jeunes et beaux et purs, unis dans l’amour et dans la mort, la fusion charnelle anticipant le décès commun, variation anachronique sur le double suicide amoureux, ou shinjû, si cher notamment au grand dramaturge Chikamatsu (voyez ici)…


Tant de grâce, de beauté ! Pourtant, la mort est rude. Mishima s’étend à longueur de paragraphes sur le sabre pénétrant la chair et faisant jaillir les entrailles, sur la douleur inhumaine que s’inflige le soldat sous les yeux de son épouse dévouée mais qui n’a d’autre choix que celui de la passivité, même insupportable… J’ai, à plusieurs reprises, noté que La Mort en été était riche de nouvelles plutôt allusives, avec une part prononcée de non-dit, de manière particulièrement marquée dans les conclusions de certains récits. « Patriotisme », par contre, joue de la carte de l’explicite – à ce stade, on pourrait aussi bien dire du gore ou de la pornographie, et j’y reviendrai. La nouvelle est aussi belle qu’insoutenable de par sa crudité.


C’est ce qui en fait un chef-d’œuvre. La plume est parfaite, le tableau superbe et horrible. Mishima s’y livre totalement, et c’est parce qu’il est si entier dans son art qu’il peut se permettre d’attraper le lecteur par le col pour qu’il ne puisse pas détourner les yeux de la mort volontaire en train de s’accomplir si horriblement. « Patriotisme » est un chef-d’œuvre, oui – indépendamment de la mort effective de Mishima une dizaine d’années plus tard.


Mais, certes, il n’est tout simplement plus possible, depuis, de lire « Patriotisme » sans avoir en tête les circonstances fatales du pseudo-coup d’État tenté par l’écrivain et sa « Société du Bouclier », le 25 novembre 1970. On ne peut qu’y percevoir une forme de fascination pour cette mort grandiose et anachronique, une répétition, même, des gestes précis, rituels, à accomplir ; une fascination, oui, dont l’adaptation filmée Yûkoku témoignera plus encore, au point d’un insupportable malaise, non exempt pourtant d’une forme de séduction morbide…


Pourtant, à s’en tenir au texte, cela n’a rien de si évident. Même aux yeux du plus masochiste des lecteurs, la mort du lieutenant, peut-être belle dans l’idée, est hideuse dans les faits. L’idéal éthéré peut-il vraiment persister, quand les tripes se déversent sur le tatami dans les cris de douleur que le soldat ne saurait retenir ? La question même de la dignité se pose, dans cette mort rituelle envisagée comme une œuvre d’art… Une mort digne, ce spectacle affreux ? Que Mishima ait choisi de partir par seppuku après avoir écrit « Patriotisme », et après l’avoir filmé, ne coule dès lors pas de source. Quand la nouvelle est parue, en 1961, on n’y a pas forcément vu une apologie du suicide rituel, je suppose – l’horreur du tableau a pu saisir autant ou peut-être même davantage que sa majesté revendiquée ; mais, depuis 1970…


Il y a une autre ambiguïté, je crois – concernant le caractère politique ou non de la nouvelle. En 1961, le nationalisme de Mishima n’était pas forcément affiché. Depuis, là encore, on ne peut que l’intégrer dans l’équation : la « Société du Bouclier », la tentative de coup d’État, même ou peut-être justement car histrionique… Mais Mishima ne se posait pas en « écrivain engagé », alors – à l’extrême droite ou ailleurs. Toutefois, le sort des jeunes officiers rebelles de « l’incident du 26 février » semble l’avoir beaucoup marqué (rétrospectivement, bien sûr – il n’avait que dix ans à l’époque des faits), et même avoir eu un caractère déterminant dans le développement et la démonstration de cet engagement politique. Notons toutefois que la nouvelle, pourtant due à cet auteur qui prêchait auprès des étudiants gauchistes le soutien inconditionnel à l’empereur descendant des dieux, met en scène un homme qui n’a pas lui-même participé au coup d’État, mais qui a choisi de mourir ainsi en raison d’un dilemme impossible à... trancher – il n’en reste pas moins qu’à bien des égards sa mort rituelle est un message de refus adressé à l’empereur. C'est un suicide de protestation, revendiqué comme tel ou non, et il en ira de même, en théorie du moins, du suicide de Mishima. Je ne vais pas trop m’avancer sur ce terrain, parce que les choses sont forcément plus complexes, et je ne sais pas assez du contexte comme de l’idéologie de l’époque pour en déterminer une conclusion bien assise. Simplement, je ne crois pas que « Patriotisme », en dépit de son titre, soit une nouvelle à proprement parler « politique » ; elle a pu le devenir par association, mais elle ne l’était pas forcément initialement.


METTRE EN SCÈNE SA MORT


Bien sûr, les choses ne se sont pas arrêtées là. Mishima, obsédé par sa propre œuvre, a décidé d’en tourner lui-même une adaptation filmée – son unique film en tant que réalisateur, si on l’a vu acteur dans diverses productions. Yûkoku, ou, titre français susceptible de variations, Rites d’amour et de mort, constitue ainsi une pièce unique à verser au dossier Mishima.


Et qui a failli être perdue. Après les tragiques événements du 25 novembre 1970, l’épouse de Mishima, qui haïssait littéralement ce film, a voulu le faire disparaître. On a longtemps cru que toutes les copies avaient été détruites ; en 2005, pourtant, on en a retrouvé une dans une maison qu’avait habité l'écrivain…


C’est un projet bien singulier – un court-métrage (ou moyen-métrage ?) d’un peu moins d’une demi-heure, en noir et blanc, muet, ou plus exactement sans dialogues ni bruitages, car le réalisateur avait choisi sa bande-son, des extraits dénués de chant et savamment agencés d’une représentation de l’opéra de Wagner Tristan et Isolde datant de la fatidique année 1936. Il y a toutefois des intertitres – assez longs, déroulés par les propres mains gantées de Mishima, et qu’il a lui-même écrits voire calligraphiés en plusieurs langues (incluant, outre le japonais, l’anglais et le français). Enfin, le film est d’une stylisation extrême, presque outrancière, qui, en même temps, doit beaucoup au théâtre nô (c’est revendiqué dans le rouleau qui présente le contexte du drame), ce qui n’exclut certes pas le recours au gore – très impressionnant, et qui ne produit pas exactement le même effet sur le spectateur que les réalisations peu ou prou contemporaines de Hershell Gordon Lewis, visant un tout autre objectif, et c’est peu dire. En somme, c’est un film qui proclame en hurlant son statut « d’art et d’essai ».


Et c’est sans doute à la fois la force et la faiblesse de ce film. Si la nouvelle « Patriotisme » est un chef-d’œuvre en tant que telle, le film Yûkoku ne mérite peut-être pas ce qualificatif ; à titre personnel en tout cas, je ne le crois pas (d’aucuns sauront j’imagine vous convaincre que si, il n’est qu’à voir le livret très enthousiaste voire hagiographique qui accompagne le DVD, dû à Stéphane Giocanti). Oui, en tant que tel, là encore – c’est-à-dire en laissant pour l’heure de côté les événements ultérieurs…


Car ce qui frappe avant tout, dans ce film aux images par ailleurs léchées et qui produit indubitablement son effet, c’est son caractère outrancier de délire narcissique, louchant sur la boursouflure égotiste. Le rouleau « générique » en témoigne assez, avec cette merveilleuse succession :


Scénario : YUKIO MISHIMA


Tiré de la nouvelle « Yukokou » [sic.]


de YUKIO MISHIMA


Production : YUKIO MISHIMA


Réalisation : YUKIO MISHIMA


Ceci, bien sûr, dans un rouleau déroulé par YUKIO MISHIMA lui-même, calligraphié par YUKIO MISHIMA, ledit YUKIO MISHIMA se réservant en dernière mesure le rôle du lieutenant Takeyama (YUKIO MISHIMA), soit un des deux seuls rôles du film (théoriquement le principal… mais en fait ce n’est pas dit – le film, bien plus que la nouvelle, s’attarde sur le personnage de l’épouse, incarnée par Tsuruoka Yoshiko, semble-t-il une actrice débutante).


Or la propre représentation de Mishima dans le rôle de Takeyama accroît encore l’effet – et fait dériver la sobre et digne esthétique nô revendiquée par le film vers des éclats un peu troublants de kitsch, par ailleurs passablement connotés gay. Mishima exhibe son corps, parfaitement sculpté – mais, avec la visière de sa casquette qui lui masque sempiternellement les yeux (une seule exception, sauf erreur ; qu'en dirait, là encore, un psychanalyste ?), on pourrait avancer qu’il tient plus de la rock star prenant la pose, que du digne militaire de l’armée impériale qu’il est censé incarner. Dans l’interview filmée, datant de 1966, qui accompagne le film sur le DVD, la première question que pose le journaliste, Jean-Claude Courdy, est celle-ci : « Yukio Mishima, on dit que vous êtes exhibitionniste. Est-ce vrai ? » Question posée à un Mishima… torse nu, et émergeant de son lit ; la réponse (en français !) ne laisse guère de doute à ce sujet, mais Yûkoku pas davantage, au fond.


À s’en tenir là, en dépit des images savamment composées, de la proposition esthétique forte, ou du jeu assez retenu de Tsuruoka Yoshiko dans le rôle de la belle, jeune et dévouée Reiko, Yûkoku pourrait assez légitiment être jugé... risible ; en faire un chef-d’œuvre, à ce stade, me paraît tout bonnement impensable (mais, là encore, vous trouverez aisément des critiques beaucoup plus enthousiastes).


Cependant, rire du film s’avère tout aussi impensable passé un certain temps – quand on en arrive à la scène du seppuku ; le suicide rituel est ici à son tour une démonstration extrême de narcissisme, mais la scène est tellement horrible, plus qu’explicite, parfaitement gore, que les rires éventuels rentrent dans la gorge pour ne plus en sortir (par contre, mon sandwich rosette-etorki, c’est pas passé loin – pas une très bonne idée de regarder ça juste après le repas, croyez-moi). C’est insoutenable, très fort, brillant, scandaleux, efficace, repoussant… fascinant.


Finalement, c’est cette scène impossible qui, bien plus que le stylisme baroque dans lequel baigne l’ensemble du métrage, fait de ce film un Objet Cinématographique Non Identifié, comme on dit. Le film d’art et d’essai tourne au body art le plus sauvage – et, en même temps, préfigure une forme d’exploitation arty toute japonaise – par exemple les films de la série Zankoku-bi : Onna-Harakiri, qui figurent, sans vrai scénario, des jeunes femmes s’ouvrant le ventre avec un maximum de détails (je n’en « connais » que l’opus intitulé Lost Paradise, réalisé par Akita Masami, plus connu sous le nom de Merzbow – qui en signe la musique, bien sûr, et peut-être celle d’autres de ces films ? Je vous renvoie en tout cas aux albums Music for Bondage Performance). Car on est là dans une zone floue où se mêlent l’art, le gore et la pornographie.


Sexe et mort, bien sûr, sont intimement liés : le titre français (et anglais, etc.) est autrement plus explicite que l’original japonais. Pour que l’union des deux amants se réalise, il faut d’abord qu’elle passe par la fusion des chairs – le film ne manque pas de souligner cette dimension, dans des tableaux généralement très stylisés donc, mais « propres » pour le coup, et dont, outre la pose d’un Mishima ravi d’exhiber son corps musculeux, on retiendra peut-être surtout cette image du lieutenant Takeyama ébouriffant sa charmante épouse, dans un geste ultime de naturel contrebalançant le ritualisme sophistiqué du film dans son ensemble.


Mais c’est bien le seppuku qui autorise ce regard – rétrospectivement, peut-être. Non, on ne rit pas – et on rit d’autant moins, bien sûr, que l’on a les événements du 25 novembre 1970 en tête. Plus encore que la nouvelle « Patriotisme », le film Yûkoku ne peut tout simplement pas être envisagé de la même manière après la mort de l’auteur qu’avant. Le film n’en est que plus insoutenable – et en même temps plus fascinant… Une fascination morbide, désagréable, qui tient du malaise, que l’on cultive pourtant dans le spectacle des tripes répandues sur le tatami. Yûkoku réalise, ô combien horriblement, cette sensation que l’on juge généralement guère à notre honneur, mais qui n’en est pas moins inhérente à notre condition humaine, et que l’on éprouve lorsque, en voiture, on ralentit à proximité d’un accident…


Et, oui, rétrospectivement, c’est le film entier qui en est affecté. Le ridicule que l’on pouvait être tenté de stigmatiser dans les premières scènes du film ? Nul et non avenu : ne demeure que l’horreur, et la beauté qui se niche tout au fond, avant que cette dernière ne jaillisse et n’imprègne l’écran comme l’ultime giclée de sang du couple suicidant.


« SINCÉRITÉ ABSOLUE »


Dans l’appartement/scène de théâtre nô où se déroule le drame de Yûkoku, trône une colossale calligraphie (réalisée là encore par YUKIO MISHIMA lui-même), et qui signifie « SINCÉRITÉ ABSOLUE ». On est tenté d’en discuter – cela participe du narcissisme de l’œuvre, dont, d’une certaine manière, le seppuku du 25 novembre 1970 constituera le grandiose et pathétique achèvement. L’hommage aux jeunes officiers du « 26 février » est clairement parasité par la mise en scène d’un auteur aux talents multiples, tout à la gloire de sa démesure. Pour autant, contrairement à une idée reçue, néfaste, le narcissisme en la matière peut très bien soutenir, en vérité, la sincérité du geste suicidant.


Mais qu’en pensait au juste Mishima, quand il a écrit sa nouvelle en 1960, quand il l’a publiée en 1961, quand il l’a adaptée en 1966 ? Qu’en pensait-il dans les années qui ont précédé l’ultime coup d'État/d’éclat ? Peut-être, pour le coup, le pervers manipulateur ne le savait-il pas très bien ? Dans l’interview mentionnée plus haut, et qui date également de 1966, Jean-Claude Courdy interroge à plusieurs reprises Mishima sur le suicide – des passages autrement saisissants que ceux où le génial auteur se met en scène (ou est mis en scène ?), pris au réveil dans la nudité de son corps, ou s’amusant avec le plus grand sérieux (il le répète à plusieurs reprises : il est « un auteur sérieux ») à dégainer son sabre sur la terrasse de sa demeure bourgeoise et dégoulinante de kitsch. Mishima est ainsi interrogé sur son rapport à la mort ; en a-t-il peur ? La réponse, après tout cela, surprend : « J'aurais peur de mourir. Mais je voudrais surtout mourir d'une mort tranquille. Il me semble que c'est là la politesse d'un mort à l'égard de ceux qui lui survivent. » Cet homme-là est pourtant bien le même, qui mourra dans les conditions les moins tranquilles du monde, le 25 novembre 1970. Mais, plus tard dans l'interview, il distingue (classiquement, bêtement peut-être...), le « suicide des faibles » et celui des « forts » : il va de soi que ce dernier est celui des samouraïs (Mishima se présente ici comme un samouraï), et des jeunes officiers de 1936 ; ce suicide-là mérite bien sûr l’admiration…


LA MORT EN RITUEL – ET EN ŒUVRE(S) D’ART


Le suicide de Mishima est une malédiction – il parasite l’œuvre, et le génial écrivain mériterait assurément qu’on se souvienne d’abord de ses écrits, et ensuite seulement de sa mort. Le parasitage, dans le cas de la nouvelle « Patriotisme » et du film Yûkoku, n’en est même plus un, à ce stade. Mais le fait demeure : en 1960-1961, « Patriotisme » était déjà un chef-d’œuvre ; et si Yûkoku ne l’était probablement pas en 1966, cela demeure une pièce unique et fascinante, dont on ne saurait faire l’impasse.


S’arrêter là serait cependant regrettable – car il y a toute une œuvre, et variée, au-delà : en témoigne d’ailleurs le recueil La Mort en été, qui est de très bonne tenue et même plus que cela. Et en témoignent sans doute tant d’autres œuvres qu’il me reste à découvrir…

Nébal
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le 10 mars 2018

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