L'idée de Robert Merle en 1952, un récit à la première personne sur l'édification méthodique de la plus absurde horreur de l'histoire de l'humanité, possède deux vertus immenses, deux façons d'imaginer un fond à un gouffre jusque là insondable.
En expliquant comment la mécanique des camps de la mort se met en place, il fait sauter la gangue historique qui a immédiatement enserré les faits, et qui leur retirait une forme de réalité. Parce que l'Histoire confère toujours un destin aux événements, qui ont l'air, après coup, de ne jamais avoir pu arriver autrement.
En ce sens, il peut parfois nous sembler, inconsciemment ou non, que la folie de la première moitié du 20ème siècle ne pouvait mener qu'à la solution finale et ses applications pratiques, en déshumanisant encore plus ce qui nous semble être le summum de l'inhumain.
Une façons naturelle de se protéger: aucun d'entre nous, bien sûr, n'aurait été (ou ne serait encore) capable de faire ça.
En redonnant vie à Rudolf Hoess (Rudolph Lang dans le roman) et sa volonté absolue de trouver des solutions techniques au problème qu'il avait à résoudre, (comment traiter 8 à 10000 "unités" par jour) Merle nous glace à chaque page par l'ingénuité de son héros qui bricole à coup d'intuitions, d'écoute et de visites bienvenues, la monstruosité froide. Il y a une logique d'entreprise derrière tout ça (on a déjà lu par ailleurs que certains principes managériaux encore en vigueur avaient été expérimenté et développé sous les nazis). De la logique et des hommes consciencieux, compartimentés, nourris de propagande, et fermement décidés à remplir leur missions ("honneur et fidélité").
Rien n'était longuement planifié à l'avance, c'est dans l'urgence que le génie criminel pouvait s'épanouir.
L'autre grande force du livre, est justement de revenir sur la nature des hommes qui ont œuvré. Même si chaque étude sérieuse ou récit de fiction comme celui-ci tendent à prouver le contraire, il est toujours plus intellectuellement confortable de se dire que les nazis étaient des créatures démoniaques fantasmatique issues d'un passé inconséquent et révolu. Que rien autour de nous ne pourrait jamais ressembler à cette folie institutionnelle qui fût. Pourtant, le portrait de Hoess est parfait de simplicité. La traumatisme infantile seul n'explique pas tout. Le sens de l'obéissance, celui de l'humiliation subie, la désensibilisation par la guerre dès 16 ans, aucun de ces éléments séparés ne suffissent à bâtir une explication. Mais tous ensemble, empilés, ils permettent un engrenage reproductible si les conditions historiques et politiques étaient à nouveau réunies.
Quand, 7 ans après la libération des camps de la mort, il écrit ce roman parfaitement documenté (notamment à partir des entretiens de Hoess avec Gilbert, dans sa cellule, au moment du procès de Nuremberg), Merle perce grâce à son intuition d'artiste une des grandes énigmes de la psychologique de la deuxième partie du 20ème siècle. Les expériences de Milgram, entre autres, n'ont pas encore été imaginées, mais tout est là.
La réaction de Lang (Hoess) face à sa femme où face à la mort d'Himmler en sont la preuve, il faut certes avoir le sens du devoir et de l'obéissance, une hiérarchie des responsabilité, mais surtout pouvoir tout compartimenter (sa conscience, son imagination, sa responsabilité) pour ne pas contempler l’œuvre de sa vie dans son ensemble, et du coup envisager une communauté de destin entre ses propres enfants, qui ouvrent leur cadeaux de noël, et ceux qui, à quelques mètres de là, et à la même seconde, sont très efficacement massacrés et déniés de leur condition humaine.