L’un des avantages de l’incursion de l’Histoire dans la littérature est cette possibilité de réconcilier les partisans d’une Histoire délaissée par l’Education Nationale et ceux défendant sa prééminence dans la formation actuelle de futurs citoyens. Que le personnage s’appelle Anne, Franz, Primo, Henri, son histoire, ses traits et ses choix s’inscrivent et/ou sont influencés par un contexte géopolitique et diplomatique dépassant leurs conditions.
Fidélité…
Du coup, là où des ouvrages comme ceux d’Hannah Arendt brillent par leurs raisonnements, leur acuité intellectuelle, "La Mort est mon métier" apparaît comme une porte d’entrée plus "abordable" et moins "scolaire" pour mieux restituer le déroulé d’une époque décisive dans la construction de la scène internationale actuelle. C’est d’autant plus remarquable, quand on sait que "Les Origines du totalitarisme" comme "La mort est mon métier" sont sortis respectivement en 1951 et 1952.
On pourrait encore pousser le parallèle entre les deux ouvrages en évoquant des notions aux dénominations différentes chez Hannah Arendt et Robert Merle mais qui ont une sororité certaine. Le principe d’aliénation développé par Hannah Arendt trouve un écho plus que remarquable en la personne de Rudolph Höss (ici rebaptisé Rudolph Lang) et son inaltérable fidélité.
Fidélité d’abord à une cellule familiale cléricale au plus haut point, à une figure paternelle omnipotente. Puis de manière plus obséquieuse, à une parenté au destin belliqueux. En évoquant les prémices et la biographie de Rudolph Lang/Höss, Robert Merle n’assène ni ne juge. On assiste plus à l’escalade irrépressible d’un être guidé par des instincts de prime abord simple (se nourrir, s’insérer socialement) mais qui se révèle presque utopique dans cette Allemagne étranglée par le "Diktat de Versailles".
En épousant littéralement par la suite le Corps des Dragons, ses valeurs, ses faits d’armes et sa déliquescence, Rudolph Lang se découvre un nouveau refuge, adhère pleinement à cette soif de revanche et à ce désir de revoir l’Allemagne à sa place. Cela se fera au prix de compromissions, de désillusions et d’une rupture définitive avec sa famille.
De l’honneur à l’horreur
Persuadé de devoir poursuivre cette lignée familiale qui a servi pour la mère-patrie, Rudolph Lang aura 16 ans lorsqu’il découvrira la Turquie et la 1ère Guerre Mondiale. Blessé par l’affront de la défaite allemande, doublement blessé par sa mise au ban par la société allemande suite à sa démobilisation, on découvre ce terreau, composé de rancœur, de faim, de précarité, qui nourrira les germes d’une ambition carriériste chez Rudolph Lang. L’adhésion de ce dernier au parti national-socialiste interviendra comme l’expression d’un patriotisme exacerbé, une opportunité de se défaire d’une fragilité sociale plus que prononcée, la réponse à un isolement bien retranscrit par l’auteur en plus de ce sentiment d’appartenir à un corps, une machine électorale qui se transforme peu à peu en un belligérant.
Et c’est là que l’imbrication histoire/Histoire prend tout son sens. Certes, le lecteur suivra la progression du protagoniste. Mais en la mettant en perspective avec le déroulement du second conflit mondial, le récit prend un peu plus d’épaisseur. A ce titre, Robert Merle parvient à obtenir un mélange savoureux, en faisant s’entrechoquer le destin du protagoniste avec celui de la Patrie qu’il défend : point d’empathie dans son écriture ni de tentative de réhabilitation ou de condamnation posthume. Avec une écriture fluide, un casting joliment introduit, l’auteur parvient à faire concorder l’élévation d’un fonctionnaire nazi avec le destin de l’Allemagne durant la 2ème Guerre Mondiale.
De fait, le lecteur découvrira jusqu’où ce fonctionnaire dévoué ira par sens du devoir. Combien cette fidélité, cette envie de ne pas décevoir le conduira à bien des calculs. Et surtout comment un régime politique parvient à conditionner ses citoyens à s’effacer au profit de la notion de Nation, à commettre des actes par devoir, par peur de représailles et donc à ôter tout début de raisonnement. Ou quand des opposants sont des "unités", des ennemis sont traités comme "de la vermine" et la statistique devient une donnée essentielle à la réussite. C’est ce jusqu’au-boutisme qui poursuivra le protagoniste jusqu’aux dernières pages avec ces conversations miroirs d’un effacement de l’individu pour un idéal, et donc dépourvu de tout recul et d’analyse sur les tâches commises.
Avec "La Mort est mon métier", Robert Merle n’excuse en rien les forfaits commis par Rudolph Lang ni ne les justifie. En dressant le portrait d’un personnage méconnu issu des arcanes du pouvoir nazi, l’auteur parvient à décrire les mécanismes hiérarchiques du IIIème Reich. En s’attardant sur l’une de ses figures, on comprend combien ce pouvoir s’est nourri des frustrations, des rancœurs et autres stigmatisations de ses concitoyens. Le tour de force de Robert Merle est d’accompagner le lecteur dans cette escalade sans pour autant tomber dans le procès à charge. Un peu comme si l’honneur et la fidélité de Rudolph Lang se suffisaient au moment d’évoquer son parcours et sa vie.