Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/09/la-mythologie-viking-de-neil-gaiman.html
Un pan non négligeable (voire carrément essentiel) de l’œuvre de Neil Gaiman consiste à puiser dans diverses mythologies pour les réincarner, disons, dans un contexte contemporain – c’est vrai tout particulièrement de Sandman, côté BD (et je maintiens : cela demeure sa plus grande réussite à ce jour), mais aussi dans des romans comme American Gods et Anansi Boys, bien sûr, et sans doute d’autres, dont De bons présages avec Terry Pratchett, d’ailleurs. Je ne vous apprends absolument rien.
Avec La Mythologie viking, l’auteur rend hommage à une de ses inspirations majeures – et nous offre de retrouver en contexte des personnages et des figures qu’il avait auparavant et avec talent « décalé » dans son propre univers – là encore, nous pouvons citer tout spécialement American Gods pour Odin notamment, tandis que Loki joue un rôle crucial dans Sandman.
Ce livre part d’un constat, que je suppose assez juste : même si le lecteur occidental lambda, et a fortiori le fan de Gaiman et/ou de fantasy, a au moins de vagues idées des mythes liés aux divinités nordiques, eh bien… oui, elles demeurent souvent vagues. Cette mythologie nous imprègne profondément, et nous savons tous (plus ou moins) qui sont Odin, Thor et Loki (un trio clairement mis en avant dans le présent ouvrage), mais cela ne va pas forcément bien au-delà – en fait, pour beaucoup, dont Gaiman lui-même ainsi qu’il le dit dans son introduction, les comics Marvel ont pu imposer une figuration de ces personnages, et constituer une porte ouverte assurément pour explorer cet univers, mais tout le monde ne franchit pas cette porte pour autant (à titre personnel, j’avoue que le Thor des comics ne m’a jamais vraiment emballé, du moins jusqu’à sa redéfinition en gentil métalleux altermondialiste dans Ultimates). Dans un autre registre, on peut sans doute se référer à Wagner, et avoir une vague idée de ce qu’est le Ragnarök, mais, là encore, il n’est pas dit qu’on aille de manière générale bien au-delà. Et je ne parle même pas de certains délires identitaires, notamment dans le metal, dont on pourrait allègrement se passer. Sous cet angle, la mythologie nordique n’est en fait guère mieux lotie que bien d’autres de par le monde : dans l’univers européen des représentations, tout en constituant un fonds sous-jacent, bel et bien présent, elle ne produit pas les mêmes images, ou en tout cas pas avec la même assurance, qu’un fonds mythologique gréco-romain bien mieux connu et intégré, héritage païen qui a survécu dans la culture officielle, via les arts et lettres, sous la triste domination des religions du Livre.
Le propos de Neil Gaiman est donc de narrer les principales histoires de cette mythologie – sans spécialement s’immiscer lui-même dans ces récits. En tant que telle, l’entreprise est louable, tout spécialement si on la considère comme une introduction à une matière plus ample – une nouvelle porte ouverte.
Maintenant, cela confère une place particulière à ce livre : d’une part, il se contente de reprendre les mythes nordiques les plus connus – quelqu’un qui s’est intéressé à la matière, ne serait-ce qu’un tout petit peu, avec des lectures plus érudites sans doute (et je ne peux pas me targuer d’en avoir pratiqué des masses – en fait je m’en suis tenu essentiellement à L’Edda, même si le désir d’en lire davantage est ancien et persiste, sans s’être hélas réalisé depuis), n’apprendra finalement pas grand-chose, voire rien, à la lecture de La Mythologie viking. Ce livre est une introduction, ou une vulgarisation – ce qui n’est certainement pas un problème en soi, c’est même très bienvenu, mais mieux vaut savoir dans quoi on s’engage.
D’autre part, eh bien, le nom de Neil Gaiman apparaît sans doute en gros sur la couverture, et à bon droit, mais… ça n’est pas vraiment un livre de Neil Gaiman : il raconte des histoires qui ne lui appartiennent pas, et sans véritablement se les accaparer – il ne triture guère, il ne brode pas. Le seul trait gaimanien du présent livre, à mon sens, ne joue d’ailleurs pas en sa faveur : des répliques au ton décalé, familier (ça, cela pourrait être à propos, comme on le verra), voire anachronique parfois – mais ce qui crée des miracles dans Sandman ou American Gods, tombe ici un peu à plat, voire nuit à l’immersion… Bon, ça se discute, mais tel est en tout cas mon ressenti personnel.
Il faut donc savoir dans quoi on s’engage – et c’est important pour éviter toute déception. En fait, d’une certaine manière, il faut presque sortir Neil Gaiman de l’équation (et c’est peut-être un peu dommage).
Maintenant, demeure cet imaginaire foisonnant, riche en images épiques et en personnages hauts en couleur : de la création du monde, ou plutôt des neuf mondes, dans le feu et la glace, jusqu’à leur fin, avec cette merveilleuse ambiguïté qui propulse les récits du passé mythique à l’évocation d’une fin qui arrivera ou est peut-être déjà arrivée, mais dont le récit est de toute façon d’ores et déjà décidé et connu, la mythologie nordique ne manque certes pas de matière propre à réjouir tout amateur de fantasy. À vrai dire, il ne fait guère de doute que nombre des grands auteurs du registre y ont trouvé matière à inspiration – c’est vrai des classiques, comme Tolkien ou Le Serpent Ouroboros (une sacrée remise en perspective du Ragnarök), comme d’auteurs plus contemporains, dont bien sûr Gaiman lui-même. Je ne vous apprends (toujours) rien (comme ce livre, quoi).
Ce qui est merveilleux dans cet univers mythologique, mais en caractérise à vrai dire bien d’autres, c’est le goût du contraste : la majesté et la trivialité s’y associent sans cesse, la fureur et la grandiloquence épiques s’accompagnent de (très) mauvaises et (très) sordides blagues, et les Ases et Vanes si puissants suscitent aussi bien l’admiration que la consternation.
Le trio central de ces mythes, Odin, Thor et Loki, en fournit quantité d’illustrations. Si Odin est une figure d’essence supérieure, mais qui a travaillé à acquérir ce statut au fil de longues quêtes initiatiques, il brille peut-être surtout par son ambiguïté, et pas seulement au plan moral, qui le rend proprement insaisissable. Thor est assurément plus franc du collier – l’incarnation de la force, il est régulièrement… un peu con quand même. Ce qui en fait une proie toute désignée aux facéties de Loki, qui est forcément mon préféré (et probablement celui de Gaiman ?) : le bâtard entre deux mondes, à maints égards mais sans qu’il en ait forcément bien conscience le moteur du changement, la figure ultime du trickster, et qui, comme souvent les tricksters, tels Ulysse ou même Hercule éventuellement, en tout cas ce « coquin de roux » de Renart, nombres d’avatars du diable médiéval dont Méphistophélès sera l’aboutissement, ou, à l’autre bout du monde, le fougueux Susanoo, ou probablement Anansi, est alternativement d’une astuce incroyable… et d’une lamentable bêtise, tant ses pulsions malicieuses l’amènent invariablement à commettre des méfaits d’une stupidité atterrante. Il y a aussi les enfants de Loki, bien sûr – présages du Crépuscule des Dieux, ils introduisent dans le récit le sentiment de la peur, si les Ases arrogants ne se l’avouent peut-être pas, en augures anticipés bien à l’avance d’une conclusion que tout le monde sait inévitable.
Si ces images, ces figures, ces histoires suscitent autant l’enthousiasme, c’est aussi parce que nous sommes très, très loin, ici, de la fatigante perfection monothéiste, et de la nécessaire édification qui lui est associée. Si la mythologie nordique est édifiante, c’est en raison de son caractère essentiellement humain : les dieux vikings partagent bien des traits avec les Vikings eux-mêmes – à l’instar des dieux grecs et de bien d’autres. Ils sont faillibles, ils ont des défauts qui leur jouent bien des tours, ils sont capables du pire comme du meilleur – mais avouons que le pire est généralement ce qui produit les récits les plus amusants. Bien loin de ne susciter que l’admiration, ils sont plus qu’à leur tour matière à rire… C’est ce qui donne tant de couleur à l’ensemble – et renforce par contraste la conviction que l’imaginaire des religions abrahamiques est triste, terne, laid.
Je ne vous apprends rien – et c’est éventuellement le défaut de ce livre : il ne vous apprendra probablement pas grand-chose. L’entreprise demeure louable : au fond, qui s’intéresse à cet univers mythologique mais redoute de se confronter aux sagas dans des éditions lourdement érudites (ce qui vaut sans doute pour votre serviteur), y trouvera son content. Neil Gaiman sait assurément raconter des histoires – qu’importe alors si ce ne sont pas les siennes. Dès l’instant que l’on sait dans quoi on s’engage, La Mythologie viking est une lecture tout à fait recommandable. Mais il ne faut donc pas en attendre davantage que cette volonté bienvenue de rendre accessible à tous un imaginaire que l’on ne connaît souvent que bien trop vaguement. Avouons-le : c’est déjà beaucoup.